Certains supposent que les rêves contribuent au stockage des souvenirs. Le scientifique américain Erik Hoel formule une autre hypothèse. Et si nous avions besoin de scénarios fous pour mieux nous préparer aux incertitudes et complexités de la réalité ? Cela expliquerait aussi notre appétit pour les fictions, romans et autres séries télévisées.
Si des extraterrestres débarquaient un jour sur Terre, ils remarqueraient sans doute un étrange phénomène. Partout, la grande majorité des humains passent le plus clair de leur temps à s’intéresser à des choses qui n’ont aucune réalité. Ils se passionnent souvent pour des événements qui n’ont jamais eu lieu, que ce soit à travers des séries télévisées, des jeux vidéo, des romans ou des films. Comment expliquer pareil engouement pour les fictions ? Peut-être ces gens-là sont-ils trop bêtes pour discerner le vrai du faux, pourraient se dire les extraterrestres. À moins qu’ils ne s’intéressent à des événements factices pour la même raison qu’ils mangent trop de cheese-cakes : ce sont deux résultats artificiels de goûts acquis.
Nos extraterrestres seraient encore plus perplexes en apprenant que les humains s’endorment et rêvent. Car les rêves aussi relèvent de la fiction. Or, dans la mesure où l’activité onirique prend du temps et de l’énergie, elle doit vraisemblablement remplir une fonction évolutionniste. Les extraterrestres pourraient commencer à se demander si quelque chose leur échapperait sur l’importance de vivre des événements qui ne se sont jamais produits.
L’étrange attrait des humains pour l’irréel
En tant que romancier ayant grandi dans la librairie familiale, cette question de l’importance des fictions me tient particulièrement à cœur. Ces extraterrestres sortis de mon imagination sont à mon sens dans la même position qu’un scientifique cherchant à expliquer la fonction évolutionniste des rêves. Et si nous parvenons un jour à identifier la cause biologique des rêves, nous pourrons nous demander si elle s’applique également aux rêves artificiels que sont nos fictions. En tant que chercheur en neurosciences, je travaille sur une hypothèse qui, à partir de ce que nous avons appris sur les réseaux neuronaux artificiels, envisage le rêve comme un moyen d’améliorer nos performances à l’état de veille, mais selon des modalités autres que celles que nous soupçonnons. Si cette hypothèse est juste, elle pourrait aussi expliquer en partie cet étrange attrait des humains pour l’irréel dans la vie éveillée.
L’étude des rêves, ou onirologie, a pour ainsi dire pris un faux départ au début du XXe siècle, lorsqu’elle fut dénaturée par les théories de Sigmund Freud sur le développement psycho-sexuel. Pour Freud, les rêves exprimaient des désirs refoulés provenant d’expériences traumatisantes vécues dans la petite enfance. Ces théories ont depuis lors été battues en brèche, mais la recherche sur les rêves ne s’est jamais véritablement débarrassée de cette association. Fort heureusement, au cours de ces dernières décennies, l’imagerie cérébrale et la recherche comportementale ont apporté un nouveau souffle à ce domaine d’étude en nous éclairant sur les mécanismes biologiques qui sous-tendent les rêves.
Les rêves ne sont pas des sous-produits du sommeil
Nous savons maintenant que les rêves résultent de l’activation de neurones particuliers, sans doute induite par les nombreuses connexions de rétroaction du cerveau [c’est-à-dire des boucles d’échanges mutuels entre différentes zones cérébrales], activation qui est indépendante des informations fournies par des stimuli externes. Le rêve représente un état psychologique singulier, en ceci que le cerveau poursuit une activité similaire à celle que l’on constate à l’état de veille, tandis que le corps est pratiquement désactivé par de puissants systèmes chimiques qui provoquent une atonie musculaire.
Pourtant, bien que nous connaissions à présent relativement bien les mécanismes du rêve, nous ne savons pas grand-chose de sa fonction. D’aucunes estiment que nous n’avons pas besoin de comprendre à quoi servent les rêves. Ce ne sont peut-être que des sous-produits du sommeil, apparus au cours de l’évolution pour une raison x, par exemple pour évacuer les déchets métaboliques issus de l’activité neuronale. Cette “hypothèse à somme nulle” des rêves a toutefois été remise en cause par une multitude de théories sur une éventuelle fonction évolutionniste du rêve. Après tout, nous passons chaque nuit des heures à rêver pendant une phase de sommeil précise [le sommeil paradoxal].
Le stockage, une métaphore trompeuse
En règle générale, les hypothèses sur le rêve ont du mal à rendre compte de la phénoménologie particulière des rêves : leur nature singulière, extrêmement spécifique, qui les distingue de l’expérience éveillée. Les rêves sont lacunaires, puisqu’ils ne comportent pratiquement aucun détail sensoriel de la vie éveillée. Ils sont illusoires en ceci qu’ils font intervenir des concepts et des perceptions déformés, qui sont subjectifs ou irréalistes. Et ils sont narratifs, puisqu’ils reprennent des versions fantasques d’événements qui peuvent arriver dans la vraie vie, leur imprimant simplement une tournure étrange.
Arrêtons-nous sur l’hypothèse dominante, qui veut que le rêve participe d’une manière ou d’une autre au processus de stockage de la mémoire. Cette idée s’inspire de la comparaison du cerveau à un ordinateur : on se crée des souvenirs explicites, puis on les stocke, de la même manière que l’on grave des données sur un support [par exemple un disque dur, dans la comparaison informatique]. Les neurosciences s’appuient depuis longtemps sur ce type de métaphores – qui, avant même que l’on ne parle de “neurosciences”, renvoyaient aux pressions pneumatiques ou aux mécanismes d’horlogerie. Mais les métaphores peuvent parfois égarer leurs auteurs.
Les rêves sont plus que des répétitions de souvenirs
Dans le cas du sommeil et de la mémoire, il est établi qu’une bonne nuit de sommeil peut par exemple permettre d’améliorer notablement les performances sur certaines tâches, mais il est moins évident qu’elle ait réellement un effet significatif sur des tâches relevant exclusivement de la mémorisation, comme l’apprentissage de listes de chiffres. On peut même s’interroger sur le sens qu’il y aurait à stocker un souvenir au cours d’une nuit. L’hypothèse la plus plausible sur le stockage de la mémoire et le sommeil est fondée sur des études montrant que chez les mammifères les souvenirs, sous forme de séquences spécifiques d’activité neuronale constatées à l’état de veille, sont parfois “rejoués” pendant le sommeil. Ainsi, au bout du compte, les rêves ne sont peut-être que cela : des répétitions des souvenirs.
S’il est vrai que la fréquence d’activité des neurones intervenant dans les processus d’apprentissage semble augmenter pendant le sommeil, deux faits laissent à penser que cette idée ne tient pas. D’une part, la “répétition” a été plus fortement associée à la phase de sommeil non paradoxal qu’aux périodes de sommeil paradoxal, pendant lesquelles les rêves narratifs sont les plus intenses. D’autre part, on ne sait pas si les souvenirs sont véritablement “rejoués” pendant cette fameuse phase de “relecture”. De fait, des études poussées ont démontré que, durant les cycles de sommeil paradoxal, le cerveau crée plus souvent des schémas inédits que des schémas déjà vus pendant l’éveil.
Des données comportementales contredisent également cette idée selon laquelle les rêves seraient une sorte de répétition des souvenirs, ou même de simples sous-produits de l’intégration des souvenirs. Si tel était le cas, nos rêves devraient être peuplés de vrais souvenirs, cependant il est tellement rare de voir remonter dans son sommeil des souvenirs anciens et précis que ce cas de figure est plutôt considéré comme un symptôme pathologique, souvent le signe d’un trouble lié au stress post-traumatique.
La preuve par le jonglage
Il ne fait pourtant aucun doute que les rêves jouent un rôle dans la mémoire et l’apprentissage. J’en veux pour preuve la façon dont j’ai appris à jongler. Étudiant, dans le cadre d’un cours sur la mémoire, on m’a demandé d’apprendre à jongler en une soirée, et de faire une démonstration dès le lendemain matin devant la classe. Je me suis entraîné pendant des heures, lançant désespérément en l’air des balles de tennis, et j’ai fini par aller me coucher épuisé, certain de me ridiculiser le lendemain. Au réveil, j’ai sauté du lit pour reprendre mes balles de tennis, et là je me suis rendu compte que j’arrivais parfaitement à jongler.
Ce fut une incroyable leçon. Apparemment, quelque chose s’était produit dans mon sommeil à partir de mon expérience en phase d’éveil. J’ai malgré tout du mal à admettre que j’avais stocké ou rejoué des souvenirs de mes exercices de jonglage dans mon sommeil. En allant me coucher, je ne savais pas jongler. Si j’avais rejoué mes échecs, quel aurait été le gain ? Je doute surtout d’avoir rêvé d’actes précis de jonglage. Si j’ai rêvé de mes lancers de balles, c’était plus probablement par fragments épars et illusoires.
Appliquer au cerveau les leçons du deep learning
C’est ce que confirment des études où des participants invités à jouer à des jeux vidéo qu’ils ne connaissaient pas, comme Tetris, ont rapporté des rêves qui évoquaient Tetris – imaginez voir tomber des blocs fantasmagoriques – sans pour autant reproduire des parties qu’ils avaient réellement jouées. Le meilleur moyen de faire rêver quelqu’un de quelque chose consisterait donc à lui faire apprendre une tâche nouvelle et compliquée, puis à l’obliger à se surentraîner, en passant par exemple des heures entières sur Tetris.
Un nouveau courant des neurosciences, qui prend de l’ampleur, pourrait nous éclairer sur ce processus et expliquer clairement pourquoi les rêves possèdent leur propre phénoménologie. Il cherche à appliquer au cerveau les leçons du deep learning [“apprentissage profond”, procédé d’intelligence artificielle récursif décrit ci-dessous] et l’étude des réseaux neuronaux artificiels. Ces techniques, elles-mêmes inspirées du fonctionnement du cerveau, restent l’unique ensemble de méthodes permettant aux machines de traiter des tâches complexes en parvenant à des performances cognitives comparables à celles des humains.
Dans la logique de l’apprentissage profond, apprendre ne se limite pas à stocker des souvenirs sur un ordinateur. Il s’agit d’affiner un immense réseau formé de plusieurs niveaux de connexions à partir d’un jeu forcément limité de données d’exemples – l’“ensemble d’apprentissage”. Chaque fois que l’on présente un nouvel exemple au système, on ajuste l’architecture et la force des connexions du réseau jusqu’à ce qu’il parvienne à analyser efficacement l’ensemble d’apprentissage – et donc à effectuer des tâches telles que classer des images, jouer à un jeu ou conduire une voiture.
L’hypothèse d’un surajustement du cerveau
L’objectif est de pouvoir dépasser la performance réalisée sur l’ensemble d’apprentissage pour la généraliser à de nouveaux ensembles de données inédites. Les résultats ne sont cependant pas toujours à la hauteur de ces espérances, car les ensembles d’apprentissage comportent souvent toutes sortes de distorsions impossibles à détecter. Il n’est pas rare qu’un réseau soit si précisément ajusté aux spécificités des données de son modèle d’apprentissage qu’il ne peut plus généraliser à de nouveaux ensembles. C’est ce que l’on appelle le “surajustement” (ou surapprentissage), qui constitue un problème classique du deep learning.
Il existe plusieurs techniques pour y remédier. La plupart consistent à exposer le réseau à un certain degré de “stochasticité” [ou environnement incertain] en introduisant des bruits et des variables aléatoires dans le système. L’une de ces stratégies est la “randomisation de domaine” : les données fournies sont faussées selon un biais très prononcé pendant la phase d’apprentissage afin d’induire un effet d’illusion dans le réseau. Ce type d’approche s’est avéré indispensable, par exemple, lorsque le laboratoire de recherche OpenAI a formé un réseau de neurones profond pour apprendre à une main robotique à manipuler et à résoudre des Rubik’s Cube.
Il y a de bonnes raisons de penser que le cerveau est confronté au même problème de surajustement. Statistiquement, les journées d’un animal se suivent et se ressemblent plutôt. Son ensemble d’apprentissage est limité et hautement biaisé. Pourtant, tout animal a besoin de généraliser ses facultés à des situations nouvelles et imprévues, tant pour ce qui est des déplacements physiques que des réactions, de la cognition et de la compréhension. Il n’a pas besoin de tout mémoriser parfaitement, mais simplement de généraliser à partir de l’ensemble limité de ce qu’il a vu et fait. Telle est l’hypothèse du cerveau surajusté [overfitted brain hypothesis, OBH] : les animaux, qui apprennent si bien, courent constamment le risque de trop bien s’adapter à leur vie et à leurs tâches quotidiennes.
Améliorer la performance à l’état de veille
Je travaille depuis quelque temps sur cette hypothèse du cerveau surajusté, en cherchant à comprendre en quoi les rêves pourraient être un moyen de lutter contre le flux de surapprentissage quotidien. Dans cette hypothèse, les rêves sont fondamentalement des “injections de bruit” dont la fonction n’est pas de renforcer ce qui est appris à l’état de veille, mais plutôt de compenser le surajustement lié à cet apprentissage.
Il est impossible d’utiliser la randomisation de domaine sur un cerveau éveillé, car dans la mesure où la plupart des organismes effectuent des exercices de haute voltige dans la vie quotidienne, ils auraient toutes les chances de se casser la figure. On peut toutefois profiter d’une période de repos pour simuler un processus équivalent en passant par une activité top-down [contrôlée par le cerveau] pour fournir à un animal des données fragmentaires et illusoires qui s’apparentent aux événements et actions auxquels il pourrait être confronté, mais qui sont altérées et en décalage avec sa routine quotidienne.
Selon l’hypothèse du cerveau surajusté, c’est précisément ce que sont les rêves : des intrants altérés autogénérés. Et le fait de rêver a pour effet d’améliorer la généralisation et la performance à l’état de veille. Ce qui explique que quelqu’un qui va se coucher sans avoir réussi à apprendre à jongler se réveille jongleur.
L’utilité de rêver de voler
L’avantage de cette hypothèse est qu’elle prend au sérieux la phénoménologie des rêves au lieu de n’y voir qu’une sorte d’épiphénomène ou de sous-produit inexpliqué de quelque autre processus neuronal tournant en tâche de fond. C’est cette étrange phénoménologie qui fait que les rêves sont si efficaces pour combattre le surajustement. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fait de vivre mentalement des événements associés à une tâche, mais qui en diffèrent fondamentalement, peut véritablement améliorer la performance. Rêver de voler peut ainsi vous aider à garder votre équilibre à la course. Et les spécialistes du deep learning devraient peut-être s’inspirer des leçons du cerveau et calquer autant que possible leurs stratégies sur les rêves pour réduire le surajustement de leurs réseaux.
Cela ne reste bien entendu qu’une hypothèse – non vérifiée, de surcroît. Il reste beaucoup à faire pour évaluer les effets bénéfiques des rêves sur le comportement et déterminer s’ils sont à même d’atténuer le surajustement selon les modalités que, d’après l’OBH, nous pourrions attendre chez l’homme et d’autres animaux. Soulignons par ailleurs que la physiologie des rêves – les modifications synaptiques déclenchées par les rêves et les phases du sommeil au cours desquelles on rêve – n’a pas encore livré tous ses secrets à la science.
Cela étant, envisager les rêves à travers ce nouveau prisme permet tout au moins de dépasser les métaphores de l’ordinateur et du stockage pour commencer à considérer l’apprentissage comme un ensemble d’arbitrages, où la mémorisation le dispute à la généralisation, et où trop bien apprendre les détails d’un sujet peut s’avérer aussi stérile que de ne rien apprendre du tout.
Rêves et fictions, les fruits d’une même pulsion fondamentale
Si les rêves ont ce rôle fonctionnel, et si l’hypothèse du cerveau surajusté est bonne, alors les rêves artificiels que sont nos fictions pourraient répondre en partie à cette même pulsion fondamentale. J’ai mis dix ans à écrire mon premier roman, The Revelations [non traduit en français], qui porte sur la conscience et le meurtre. Je pourrais avancer toutes les raisons culturelles classiques expliquant en quoi les fictions sont importantes, amusantes et révélatrices – mais l’hypothèse du cerveau surajusté ouvre une autre piste. Si l’art nous procure aussi du plaisir, c’est peut-être parce que nous sommes constamment surajustés par rapport à la réalité.
Dans cette optique, l’irréalité altérée, fragmentaire et parfois illusoire que proposent les écrivains et les cinéastes, comme le faisaient en leur temps les premiers chamans autour d’un feu de camp, sont autant d’histoires qui empêchent notre esprit de s’enfermer dans ses habitudes. Non seulement elles élargissent l’ensemble d’apprentissage auquel les humains ont accès, mais elles nous aident à généraliser et favorisent donc plus largement la cognition.
S’ils parvenaient à comprendre cela, nos extraterrestres hypothétiques ne seraient peut-être pas si déconcertés que ça par notre attachement aux fictions. Ils ne seraient pas surpris non plus d’apprendre qu’à mesure que la civilisation humaine s’est développée la vie quotidienne est devenue plus complexe et qu’il a donc été plus facile de nous surajuster à ce mode de vie – au point de finir par consacrer plus de temps aux rêves artificiels qu’aux rêves biologiques. Tout comme la découverte de la cuisson nous a permis d’étendre le processus de digestion au-delà de notre estomac, l’invention des fictions nous a peut-être permis de bénéficier des retombées des rêves dans la vie éveillée.
L’auteur
Détenteur d’un doctorat en neurosciences, Erik Hoel est enseignant-chercheur au sein du département de biologie de l’université Tufts, près de Boston. Cet Américain, par ailleurs écrivain, s’intéresse particulièrement aux différences neurologiques entre les états de conscience et d’inconscience.