Arturo Pérez-Reverte monte au front avec son récit sur la guerre d’Espagne

Arturo Pérez-Reverte monte au front avec son récit sur la guerre d’Espagne

L’écrivain à succès vient de publier en Espagne un ambitieux nouveau roman, très commenté par la presse. Línea de fuego revisite à hauteur d’homme l’une des batailles les plus sanglantes de la guerre civile espagnole (1936-1939).

Avec ses quelque sept cents pages, c’est ce que l’on pourrait appeler une gigantesque entreprise narrative. Sept cents pages pour raconter quelques jours de combats autour de Castellets del Segre, un petit village imaginaire de la Frange d’Aragon [dans le nord de l’Espagne, à la frontière avec la Catalogne], convoitée par les deux camps qui s’affrontèrent durant la guerre civile espagnole et où se joua l’épisode le plus sanglant : la bataille de l’Èbre [de juillet à novembre 1938].

Arturo Pérez-Reverte, consacré depuis longtemps comme le plus grand romancier historique espagnol grâce à sa saga du capitaine Alatriste et ses récits sur le Cid Campeador, la bataille navale de Trafalgar et le soulèvement du Dos de Mayo [qui, en 1808, a marqué le début de la guerre d’indépendance espagnole], avait déjà abordé la guerre civile. En 2015, il a signé un livre de vulgarisation pour la jeunesse sur le conflit de 1936-1939 qui lui a également servi de toile de fond pour un chapitre de son roman Le Tango de la vieille garde et de deux tomes de sa série policière des Aventures de Lorenzo Falcó*.

Écrire des deux points de vue

Mais Línea de fuego [“Ligne de feu”, non traduit en français] est d’une tout autre eau : par sa longueur, d’abord, et par la façon dont il déploie une galerie de personnages délibérément emblématiques – sans pour autant incarner des stéréotypes – affichant leurs points de vue idéologiques et personnels singuliers sur le conflit. Il semble donc presque évident que, fort d’un long parcours et de sa maturité d’homme et d’écrivain presque septuagénaire, Pérez-Reverte a voulu avec ce livre offrir “le grand roman” de la guerre civile espagnole – son œuvre définitive sur le sujet.

“J’avais cette ambition, reconnaît l’auteur. Mais j’ai surtout été motivé par un facteur fondamental : il existe de bons romans sur la guerre, tous écrits du point de vue de l’un ou l’autre des deux camps. Mais aucun n’aborde ce qui, personnellement, me paraît très important, à savoir l’affrontement des deux blocs sur la ligne de front. On a beaucoup parlé de l’arrière-garde, mais très peu de ceux qui étaient aux premières lignes et se battaient pour de bon – parfois du côté qu’ils n’avaient pas choisi et à un âge où ils n’auraient pas dû porter les armes. La guerre n’a pas été aussi simple qu’on a bien voulu le dire. Et jusqu’à présent, personne n’avait jamais cherché à établir un récit équitable – ce qui ne signifie pas forcément impartial – sur les êtres humains qui y ont participé.”

Dans les années 1970, avant et après la mort de Franco, à mesure que l’étau de la censure se desserrait, les langues se sont déliées et la guerre d’Espagne a effectivement fait couler beaucoup d’encre. Alors qu’un grand nombre de survivants étaient encore dans la vie active, le souvenir tragique de ce conflit constituait un point de référence sur lequel pouvaient s’articuler les pactes de la transition : avec doigté de part et d’autre et générosité, surtout, de la part des vaincus. On estimait alors qu’il était essentiel, comme le soulignait Jorge Semprún, que le poids du passé n’écrase pas l’espérance de l’avenir.

Témoignage humain

Le conflit est au demeurant un thème récurrent de la littérature espagnole. Et depuis quelque temps, la question de l’affrontement de 1936-1939, tout comme d’autres controverses que la transition n’a pas résolues, refait surface, donnant parfois lieu à des débats houleux. Non seulement dans la sphère culturelle, mais également sur le plan politique.

“J’appartiens à une génération qui a entendu parler de la guerre de la bouche même de ceux qui y avaient participé : un père, un grand-père, des amis… Des témoins directs, rappelle Pérez-Reverte. Aujourd’hui, ces gens sont morts ou en fin de vie. Les membres de la quinta del Biberón [le “bataillon du Biberon”, des unités républicaines composées de milliers d’adolescents de 17 ans tout au plus, mobilisées en avril 1938] seraient aujourd’hui centenaires. Lorsque le témoignage humain disparaît, il ne reste plus que l’idéologie. Mais on ne peut pas juger la guerre du point de vue idéologique. Sur le papier, il semble évident que les gentils étaient les républicains et les méchants les nationalistes. Un camp légitime face à un autre, moins légitime. Mais pour peu que l’on s’intéresse de plus près aux gens, cette dualité se dissipe.”

Mon père, un garçon de famille, a lutté aux côtés des républicains ; mon beau-père était de gauche et a combattu dans les rangs des nationalistes. Après avoir tant entendu que l’armée se battait contre le peuple, ou l’Espagne contre la Catalogne, j’ai voulu m’en remettre à la mémoire de ceux qui m’ont raconté la guerre pour montrer une réalité plus complexe…”

Une réappropriation de l’histoire

L’action de Línea de fuego se déroule près d’un petit noyau urbain de la Frange, traversé par la route qui relie Mequinenza à Fayón [dans la province de Saragosse]. Les deux forces en présence se tirent dessus ou mènent la charge à la baïonnette autour de la passerelle qui franchit le fleuve, “du piton du couchant et de celui du levant”, des vignes, du cimetière, du moulin… Le créateur du capitaine Alatriste explique s’être focalisé sur cet épisode historique “parce que la bataille de l’Èbre a été la plus dure de toutes les batailles de la guerre civile, 20 000 morts, c’est un lourd bilan humain. Auquel il faut ajouter le drame des mères, des fiancées, des enfants… Beaucoup de ceux qui sont tombés n’avaient pas même 20 ans. C’est là que sont partis en fumée la jeunesse, la vigueur, l’espoir, ce fut un véritable holocauste de l’avenir. Longue et meurtrière, elle a été un combat de béliers caractéristique de la guerre d’Espagne.”

En réalité, elle n’a absolument pas été décisive pour la suite du conflit, et en ce sens, la grande barbarie de Franco comme des républicains a été de la faire durer jusqu’au bout avec une obstination très espagnole : je ne me rends pas, je me tue ou ils me tuent.”

La prolificité de l’auteur carthagénois est légendaire. Son Sidi, un relato de frontera et son Historia de España [tous deux parus en 2019, non traduits en français] ont été les ouvrages qui se sont le mieux vendus en Espagne l’an dernier dans les catégories fiction et essai. “Quand j’ai terminé Sidi [consacré au Cid Compeador, un héros de la Reconquista], j’étais à fond dans la thématique guerrière. Et un jour j’ai entendu un homme politique espagnol parler de la guerre et de la condition humaine en des termes qui témoignaient d’une telle ignorance, que je me suis dit : ‘Il est impossible que la mémoire de nos pères et grands-pères, dont eux-mêmes n’ont pas voulu nous encombrer, soit aujourd’hui réinterprétée et manipulée par ces imposteurs.’ Il fallait expliquer qu’il n’est pas si évident de savoir qui étaient les gentils et qui étaient les méchants…”

“Quand j’étais correspondant de guerre, j’ai couvert dix-huit conflits armés, dont sept guerres civiles, et j’ai vu beaucoup de héros se comporter en méchants et inversement. Je redoutais que certaines crapules, qu’ils soient de gauche ou de droite, ne s’approprient une mémoire où héroïsme, noblesse, éthique et loyauté se mêlaient aussi à des atrocités et des conduites effroyables. Il fallait consigner ce qui s’était passé sous une forme romancée et agréable.”

Destins croisés

Le récit, mené à la troisième personne et au présent, confère des allures de chronique à cette histoire de destins croisés, où alternent les points de vue des communistes, des anarchistes, des Brigades internationales, des légionnaires et des membres du bataillon catalan Requeté de Nuestra Señora de Montserrat [une milice carliste, de la mouvance royaliste, faisant partie des troupes nationalistes]. Mais aussi celui des gamins du “bataillon du Biberon”, dont certains n’avaient qu’une quinzaine d’années.

J’ai voulu offrir une vision kaléidoscopique, brosser un tableau d’ensemble aussi varié que possible. Beaucoup de soldats des deux camps avaient été mobilisés de force, et ils devaient s’engager sous les drapeaux pour éviter le peloton d’exécution.”

Un personnage en particulier sort du lot, mais pas uniquement parce qu’il ouvre le roman : celui de Patricia “Pato” Monzón, combattante de 19 ans affectée à l’unité républicaine des transmissions, arborant le pistolet réglementaire à la ceinture et le dos ployant sous deux gros sacs “chargés d’un émetteur-récepteur, des mâts d’antenne, de deux héliographes [permettant de communiquer en code Morse grâce au soleil], de téléphones de campagne et d’épaisses bobines de câbles”.

“Mêler humour et dureté”

Si des films comme Libertarias [Vicente Aranda, 1996] ont révélé la participation des femmes, elle n’est que très rarement évoquée dans les scènes de combats de la littérature de la guerre civile. “Aucune femme n’était présente à ce moment précis de la bataille de l’Èbre, car elles avaient déjà été retirées du front, mais je me suis autorisé cette licence littéraire, concède Pérez-Reverte. J’ai imaginé qu’un groupe de vingt jeunes femmes intervenait, car leur point de vue m’intéressait. Non pas celui de la milicienne inexpérimentée, mais de la femme déjà formée dans les écoles militaires, de la combattante aguerrie.”

Dans Línea de Fuego, Pato et le colonel républicain Bascuñana incarnent un couple relativement caractéristique dans l’univers littéraire de Pérez-Reverte : une femme forte, jeune et courageuse, et un homme désabusé et presque cynique, mais également intrépide, noble et loyal, tous deux beaux et intelligents.

Deux autres personnages forment un couple marquant : le soldat Ginès Gorguel, recruté (malgré lui) dans les troupes nationalistes et bien décidé à s’éloigner prudemment de la ligne de feu dès qu’il en a l’occasion, mais toujours contraint d’y revenir, et le Noir Selimàn, qui ne rechigne pas à tirer une bonne rafale et n’a aucun scrupule à arracher les dents en or d’un cadavre de soldat, mais finit par devenir l’ange tutélaire de son nouvel ami. “J’ai cherché à mêler dans le roman humour et dureté, à montrer comment les combattants peuvent en même temps chanter, s’insulter, s’affronter et s’entretuer”, explique l’écrivain.

La minutieuse reconstitution

La description détaillée des armes est un véritable catalogue : des Mauser et des Beretta, des carabines Bergmann Destroyer, des mitrailleuses Maxim ou MG-13, des pistolets-mitrailleurs MP-28, des grenades “Citron” [M26]… “Pour me documenter, j’ai consulté tout un éventail de sources. J’avais déjà beaucoup de matériel et j’ai fait appel à des experts et des collectionneurs d’armes. J’ai même acheté certains objets, comme le téléphone de campagne MK pour voir combien il pesait. Avoir ces pièces sous la main, les toucher, me donne de l’assurance au moment d’écrire”, poursuit-il.

La présence de correspondants de guerre étrangers est une autre constante du récit révertien, représentée ici par le trio que composent [les personnages britanniques] Phil Tabb, Vivian Szerman et Chim Langer. “Il s’agissait de montrer comment on voyait les Espagnols de l’extérieur.”

Línea de fuego n’idéalise pas la guerre ni ne la romance, mais ne dissimule pas non plus les terribles excès commis dans les deux camps, les abus de pouvoir, les brutalités de toutes sortes, les exécutions sommaires, les liquidations. “Tout s’est passé comme ça, je n’invente absolument rien. Je me suis énormément documenté. On comprend très bien qu’après coup ces combattants n’aient pas voulu raconter. La plupart des anciens combattants se taisaient pour ne pas nous encombrer, nous les jeunes, de leur rancune.”

Et dans une guerre, il n’y a pas de héros, il y a des êtres humains, dont certains commettent un viol le matin et se sacrifient le soir même pour un camarade. Ils ont des comportements complexes, et c’est la littérature, mais c’est aussi la vie, comme je l’ai moi-même constaté de mes propres yeux. Quand je parle d’un bocal rempli d’oreilles coupées, c’est quelque chose que j’ai vu à Beyrouth en 1976. Et le type qui le portait était à la fois un héros et un salaud.”

Retrouver l’individu dans la masse de la guerre

L’expérience personnelle de l’écrivain et de l’ancien correspondant de guerre transparaît également dans des scènes comme celles de combat au corps à corps : “Je me nourris de mes souvenirs, je puise dans les témoignages, auxquels je superpose ensuite l’imagination et la logique de guerre. Glisser sur des douilles dégoulinantes de sang est un détail qui ne vient pas à l’esprit si on ne l’a pas vécu.”

Arturo Pérez-Reverte confie que le plus difficile pour lui, lorsqu’il écrivait ce livre, a été de limiter la vision du romancier omniscient. “À la guerre, les morts sont en off. On ne perçoit qu’une partie de l’action, le reste se déroule autour de nous sans qu’on le voie. Dans le texte, il faut aussi borner le regard, car une vision globale ne serait pas réaliste.” C’est pourquoi il fait alterner le point de vue des personnages, insufflant du rythme et de l’émotion à ce projet littéraire ambitieux et prenant, en dépit de l’âpreté du récit, extraordinairement captivant par la transcendance du moment dans lequel il nous entraîne.

Derrière l’action et l’atmosphère de guerre hyperréaliste affleurent en permanence des valeurs caractéristiques de l’univers littéraire révertien : défiance à l’égard des hiérarchies et des discours ; revendication de l’individu, de la valeur personnelle, de l’intégrité, du courage. Il affirme ainsi cette “grâce sous pression”, commentée en son temps par un grand romancier nord-américain aujourd’hui disparu [Ernest Hemingway], que Pérez-Reverte fait mine de ne pas apprécier.

* Tous les romans d’Arturo Pérez-Reverte qui ont été traduits en français sont parus aux Éditions du Seuil.

Sergio Vila-Sanjuán

Un récit équitable ?

Dans toutes les interviews qu’il a données, Arturo Pérez-Reverte présente son roman comme “équitable mais pas impartial”, étant convaincu de la légitimité du camp républicain mais refusant le manichéisme. Au sein d’une presse espagnole majoritairement laudative, le site El Español avoue “une certaine déception” : “hyperréaliste” et prenant, le récit exigerait dans certains passages “une vision plus large, davantage de profondeur, plus de dénonciation”Le quotidien El País va plus loin et déplore “un excès de pédagogie”, dans les descriptions biographiques notamment, qui “mine la crédibilité des personnages”. Surtout, à trop se concentrer sur la dimension individuelle, l’auteur dépolitiserait ce moment historique. “Certes, c’étaient tous des êtres humains, mais ce roman fait de beaucoup d’entre eux de simples stéréotypes et réduit à peau de chagrin les raisons légitimes qui ont justifié cette guerre.”

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