Dans les Balkans, la culture contrariée du cannabis légal

Dans les Balkans, la culture contrariée du cannabis légal

La Macédoine du Nord a légalisé la production de cannabis thérapeutique en 2016, la Grèce en 2018. Mais, faute de cadre juridique pour transformer et exporter les bourgeons, des tonnes de fleurs végètent dans les entrepôts.

Nous longeons des rails désaffectés, des cheminées d’usine en ruine, des montagnes de déchets qui s’amoncellent au bord de la route. Dans cette zone industrielle à l’abandon, à quelques kilomètres du centre-ville de Skopje, la capitale de la Macédoine du Nord, nous atteignons bientôt le seul bâtiment de la région encore en activité. Et l’activité y est intense. De l’extérieur, l’endroit n’invite pas vraiment à la visite : une immense clôture coiffée de barbelés, des caméras de surveillance et des agents de sécurité.

Surchaussures et néons violets

Dans un petit vestibule, nous enfilons des combinaisons de protection intégrale, des gants et des surchaussures. À mesure que nous approchons de la plantation intérieure, l’odeur douceâtre devient de plus en plus forte. Enfin, dans la salle de culture s’offre à nous une immensité verte : une multitude de feuilles palmées, divisées en sept ou huit folioles dentelées, reconnaissables entre toutes. Des feuilles de cannabis. Des milliers de pieds poussent ici, alignés sous des néons violets qui plongent les lieux dans une ambiance futuriste. Le calme règne, uniquement troublé par le frémissement régulier du système de ventilation qui assure la stabilité de la température ambiante.

“On récolte cinq fois par an”, nous explique Franz, un spécialiste autrichien qui ne souhaite pas divulguer son nom complet pour des raisons de sécurité. C’est lui qui s’occupe des plants dans les salles baignées de lumière violette et qui nous guide aujourd’hui à travers les allées étroites de la plantation. L’usine a un rendement élevé : il ne faut que treize semaines à la plante mère pour donner des clones et des bourgeons. “La température doit être maintenue en permanence entre 25 et 26 °C, et l’humidité de l’air à 50 % environ.”

L’entreprise NYSK est née à Skopje en 2016 grâce au soutien d’investisseurs américains. Cette année-là, à la surprise générale, le gouvernement macédonien a légalisé la production de cannabis thérapeutique. Cette réforme législative a éveillé l’intérêt de nombreux étrangers. Rapidement, plus de 40 entreprises ont obtenu un permis de cultiver du cannabis à usage médical, et l’an dernier NYSK a été rachetée par le polonais PharmaCann.

Secteur florissant

En peu de temps, le commerce du cannabis thérapeutique s’est élevé au rang de marché international à l’expansion fulgurante, brassant d’importantes sommes d’argent, et synonyme de nouvelles perspectives pour les pays producteurs. Il y a quelques années, la Grèce a également modifié sa législation pour profiter de ce secteur florissant. Elle a d’abord légalisé la culture du chanvre industriel puis celle du cannabis thérapeutique. Mais, en Grèce comme en Macédoine du Nord, la classe politique n’a pas encore réussi à encadrer la transformation et l’exportation du cannabis afin de permettre aux entreprises qui cultivent de générer des recettes. Dans les deux pays, cette lacune juridique engendre des situations absurdes, voire dangereuses.

En Macédoine du Nord, par exemple, l’exportation des fleurs de cannabis demeure interdite, alors que les bourgeons représentent environ 70 % de la production. Les 30 % restants peuvent être transformés en huile de chanvre ou en extrait de cannabis et vendus à l’étranger. Mais sur les quarante entreprises productrices du pays, seules deux ou trois disposent du savoir-faire nécessaire à l’élaboration de ces produits. En mars 2020, NYSK a été la première entreprise macédonienne à capitaux étrangers à recevoir une licence européenne d’exportation pour l’huile et les extraits de chanvre. Mais elle n’est toujours pas autorisée à exporter ses bourgeons à l’état brut.

Quatre années de récoltes immobilisées

Conséquence de cette impasse juridique : plusieurs tonnes de fleurs de cannabis végètent dans des chambres froides. Quatre années de récoltes qui ne peuvent être ni transformées ni exportées. Si les responsables politiques semblent conscients du problème, la situation n’évolue guère. En octobre 2020, le Premier ministre Zoran Zaev a visité l’usine NYSK à l’occasion de l’ouverture d’une nouvelle unité de production. Il a alors promis de porter la question devant le Parlement. “Nous pourrions espérer des recettes publiques immédiates de près de 250 millions d’euros”, s’est-il félicité à l’époque. Depuis, rien ou presque n’a changé.

Konstantin Dukovski, ancien agent de sécurité de l’État, s’est reconverti dans la culture du cannabis thérapeutique et dirige l’association des producteurs. Selon lui, le secteur emploie environ 740 personnes, dont les postes seront menacés si la loi n’évolue pas. Pour l’heure, les investissements sont bloqués et la production de ces quatre dernières années, d’une valeur de près de 60 millions d’euros, est immobilisée. Konstantin Dukovski explique :

D’après les données officielles, 25 tonnes de bourgeons et 5 tonnes d’huile de cannabis sont stockées dans les entrepôts, explique. Et plus ils passent de temps dans les réserves, plus ils risquent d’atterrir sur le marché noir.”

Les Macédoniens ont une blague qui résume bien le problème. Elle raconte l’histoire d’un paysan installé dans un petit village, qui dépose une demande de permis pour cultiver du cannabis thérapeutique. Un jour, quelqu’un lui fait remarquer qu’il n’a pas la moindre idée de la façon dont on transforme cette plante. Le paysan rétorque alors : “Occupe-toi de tes affaires. C’est juste pour nourrir mes vaches.”

Venko Filipce, le ministre de la Santé, a lui aussi recours à une métaphore fantasque lorsqu’on l’interroge sur la situation des producteurs de cannabis. Nous avons rendez-vous dans son bureau de Skopje. D’emblée, il souligne à quel point le cannabis thérapeutique peut stimuler l’économie du pays. “C’est un marché qui attire les investisseurs, crée de l’emploi et peut accroître les recettes de l’État”, se félicite-t-il. Mais lorsqu’on aborde l’impossibilité, pour une majorité de producteurs, de transformer leur récolte, il répond : “Quand vous achetez une voiture sans avoir assez d’argent pour l’entretenir, c’est votre problème, pas celui du vendeur.”

D’abord les graines, puis les bourgeons

Nous quittons la Macédoine en direction du sud. Dans un champ, un engin agricole se fraie un chemin parmi des plants de cannabis d’une taille impressionnante. La machine suit avec précision les sillons creusés dans le sol pour récolter chaque graine. Sur ce terrain de 23 hectares situé en bordure du village de Kokkina, non loin de Volos, en Grèce-Centrale, on cultivait autrefois du sésame. “Aujourd’hui, on commence la récolte du chanvre industriel”, nous explique Michalis Theodoropoulos, membre de la coopérative KannaBio qui exploite le champ. “D’abord les graines, puis on passe aux bourgeons.”

De la lisière du champ, Michalis Theodoropoulos supervise les opérations. Cela fait plus de quinze ans qu’il milite pour la dépénalisation du cannabis en Grèce. En 2016, le gouvernement socialiste a assoupli la législation, en commençant par autoriser la culture du chanvre industriel. Ceux qui souhaitaient se lancer ont dû suivre une formation agricole spécifique et choisir parmi 64 variétés de cannabis contenant moins de 0,2 % de tétrahydrocannabinol (THC), la substance psychoactive présente dans la plante.

Le gouvernement espérait attirer les investisseurs étrangers et créer des milliers d’emplois dans un secteur brassant des millions d’euros. Les conditions climatiques du pays sont en effet idéales pour la culture du cannabis. Michalis Theodoropoulos s’est alors intéressé aux possibilités offertes par ce marché et a fondé KannaBio avec quelques autres militants. Leur coopérative a obtenu deux des cinq premières licences pour la culture du chanvre industriel. Ils ont commencé avec deux plantations pilotes sur 2,5 hectares, en Grèce-Centrale et en Crète.

Zone d’ombre

Les années suivantes, le nombre de permis délivrés a fortement augmenté. D’après le ministère du Développement rural, rien qu’en 2020, 310 hectares étaient exploités par 104 cultivateurs. Le ministère ne dispose cependant d’aucune donnée sur les volumes de production. Et ce n’est pas la seule zone d’ombre de ce marché.

Le chanvre a de multiples usages. On en tire notamment l’huile de cannabidiol (CBD), qui est désormais disponible dans le commerce en Allemagne. Riche en acides aminés et en protéines, c’est aussi un très bon complément alimentaire. Les graines donnent également de la farine complète, qui peut être utilisée de manière traditionnelle en cuisine. Les fibres de la plante sont quant à elles utilisées pour produire du bioplastique, et la tige ligneuse permet de fabriquer de l’aggloméré.

Lobby du coton grec

“Mais la législation grecque n’est pas claire sur la question de la transformation”, déplore Michalis Theodoropoulos. La plupart des dispositions existantes ne concernent que la culture, le reste est relativement flou. Ainsi, quatre ans après la légalisation du chanvre industriel, le taux maximal de THC autorisé dans les aliments demeure vague. “Au ministère du Développement rural, il y a tout un lobby qui cherche surtout à obtenir des subventions pour la filière grecque du coton”, dénonce Michalis Theodoropoulos. Cette dernière n’a aucun intérêt à ce que le secteur du chanvre, très compétitif, vienne lui faire concurrence. Malgré nos sollicitations, le ministère a refusé de répondre à ces allégations.

En mars 2018, le Parlement a finalement voté une loi autorisant la production de cannabis thérapeutique. Elle s’inspire des règles israéliennes et en partie des canadiennes. La première année, environ 25 permis ont été délivrés et plus de 80 demandes sont encore en cours de traitement. Les attentes étaient colossales : des investissements à hauteur de 1 milliard d’euros, la création de 5 000 emplois. Mais jusqu’à présent, hormis pour des projets de recherche, aucune graine n’a été plantée en Grèce pour produire du cannabis à usage médical.

“Nous sommes coincés”

Nikos Korbis dirige Cannsun Medhel, Medhel étant une entreprise pharmaceutique fondée près d’Athènes il y a plus de cent ans et qui a récemment été rachetée par le groupe [irlandais] Cannsun. Il résume clairement la problématique : “Tant que la législation ne changera pas, nous sommes coincés.” En effet, la loi ne définit pas la nature exacte du produit thérapeutique fini. Il nous donne un exemple : “Quand vous buvez du café, quel est le produit fini, la boisson ou le café en poudre?” Son entreprise est autorisée à produire des fleurs de cannabis séchées qui, lorsqu’elles sont fumées, aident à lutter contre l’anxiété et l’insomnie. Mais pour l’instant, il ne sait pas sous quelle forme il doit les commercialiser.

Les bourgeons doivent-ils être séchés ou réduits en poudre? Est-ce que je peux expédier 5 kilos de fleurs à une entreprise qui produit du tabac pour qu’elle en fasse des cigarettes? Ce n’est précisé nulle part.”

Depuis 2019, le gouvernement conservateur a hérité de ses prédécesseurs socialistes le dossier de la dépénalisation du cannabis mais n’a pas encore osé explorer le potentiel de ce marché. En partie pour des raisons idéologiques. Pourtant, la Grèce attire les riches investisseurs ayant déjà fait fortune dans leur pays grâce au commerce du cannabis, en particulier les Canadiens, les Américains et les Israéliens. Le groupe Cannsun Medhel possède un permis d’exploitation pour un important site de production dans la Chalcidique, péninsule du nord du pays. Il ne peut cependant pas en tirer parti à cause du flou qui entoure la transformation du produit. Après tout, quel investisseur étranger voudrait financer la culture de tonnes de chanvre qui finiront par servir de fourrage aux vaches ?

Ce reportage a été réalisé avec le soutien de l’association athénienne iMEdD-Incubator for Media Education and Development.

Kostas Koukoumakas

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