Uber et consorts s’essaient timidement au social

Uber et consorts s’essaient timidement au social

Dans plusieurs pays d’Europe, pour éviter que le législateur requalifie leurs livreurs en salariés, les entreprises de la gig economy proposent d’améliorer un peu leur sort.

De Barcelone – Pressées de se conformer au droit du travail, les entreprises de l’économie à la tâche [gig economy] présentes en Europe cherchent à conclure des accords octroyant certains avantages à leurs collaborateurs sans pour autant leur reconnaître le statut d’employé.

Des sociétés de livraison de repas comme Uber ou Deliveroo, qui est soutenue par Amazon [le géant américain détient 16 % du capital de la société britannique], espèrent ainsi éviter une réglementation susceptible de les obliger à salarier leurs livreurs, ce qui bouleverserait leur modèle d’entreprise. En Europe, plusieurs juges ont en effet estimé que les chauffeurs et livreurs du secteur ne pouvaient pas être considérés comme des travailleurs indépendants.

Au Royaume-Uni, où un tribunal a conclu que les chauffeurs qui assurent des courses par l’intermédiaire de l’application Uber travaillent effectivement pour la plateforme, la société a saisi la Cour suprême. En Suisse, Uber Eats a été contraint [en décembre 2020] de cesser de recourir à des travailleurs indépendants à Genève. Elle fait désormais appel à des livreurs salariés par une autre entreprise, une première pour elle.

D’après les professionnels de l’économie à la tâche, requalifier les travailleurs en employés augmenterait les coûts, réduirait la flexibilité et entraînerait des pertes d’emplois. Après l’affaire de Genève, déclare Uber, seuls 300 coursiers ont obtenu un contrat et 1 000 autres ont perdu leur boulot.

Ces entreprises préféreraient un accord comme celui conclu en septembre avec un petit syndicat de droite [UGL, proche de la Ligue de Matteo Salvini] en Italie. Plusieurs sociétés, parmi lesquelles Uber et Deliveroo, ont ainsi promis à leurs coursiers 10 euros bruts par heure de livraison, ainsi que des équipements de sécurité et une assurance. C’est plus que les 7 euros du salaire horaire minimum classique mais il n’est pas question de congés payés ni d’arrêts maladie.

Les autorités italiennes menaçaient de réglementer le secteur

L’accord, qui s’applique désormais à tous les livreurs de repas du pays, a été négocié lorsque les autorités italiennes ont menacé de réglementer le secteur. Mais selon les grands syndicats, les travailleurs s’en sortent beaucoup moins bien que s’ils étaient employés.

Les entreprises aimeraient, de leur côté, parvenir à des arrangements similaires dans d’autres pays, entre autres en France et en Espagne.

Si Uber et Lyft ont proposé de modestes avantages à leurs chauffeurs de Californie quand cet État a décidé [à l’issue d’un référendum, le 3 novembre dernier] que leurs collaborateurs resteraient des partenaires indépendants, l’accord italien va plus loin en ouvrant la négociation collective aux indépendants. Le président élu Joe Biden a déclaré vouloir étendre la négociation collective aux sous-traitants. Depuis le vote en Californie, la Guilde des chauffeurs indépendants – une organisation de New York [affiliée au Syndicat des machinistes] – appelle les autres États du pays à proposer de tels arrangements aux travailleurs.

En France, améliorer les conditions de travail

Le prochain champ de bataille en Europe, c’est l’Espagne, où le gouvernement espère boucler une nouvelle législation sur l’économie à la tâche dans les semaines à venir. Les entreprises plaident pour un accord à l’italienne.

En France, elles soutiennent également une proposition du gouvernement visant à introduire des chartes sur les conditions de travail tout en excluant certains avantages prévus par le droit du travail. [Un rapport a été remis début décembre au gouvernement. Son objectif : sécuriser les relations juridiques et les travailleurs sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant.]

Sacha Michaud, cofondateur de la société barcelonaise Glovoapp23 SL, qui exploite le service de livraison Glovo dans toute l’Europe et dans certains pays africains, déclare :

Nous sommes convaincus que les travailleurs de l’économie à la tâche doivent avoir accès à davantage de droits sociaux mais pas nécessairement dans le cadre d’un système d’emploi rigide”

En Espagne, Glovo, Deliveroo et Uber se disent prêts à proposer aux travailleurs un accord impliquant une rémunération minimum et des primes en cas de travail par mauvais temps mais pas d’avantages sociaux comme les congés payés. Deliveroo souhaiterait améliorer la protection sociale de ses collaborateurs, mais sans menacer leur flexibilité.

Certains livreurs soutiennent ces projets. “On veut travailler en indépendant et pouvoir travailler autant d’heures qu’on veut”, explique Badr Eddine Hilali, le président de l’Asociación Autónoma de Riders, une organisation de coursiers indépendante [dont le siège est à Barcelone] qui collabore avec les services en ligne. “Un contrat de quarante, trente ou vingt heures, ça ne m’intéresse pas.”

La pression est forte pour travailler le soir et le week-end

Pour d’autres, c’est à tort que les entreprises du secteur opposent flexibilité et emploi. “Si les entreprises veulent le modèle italien, c’est parce qu’il présente davantage de bénéfices pour elles et moins pour les travailleurs”, déclare Dani Gutierrez, porte-parole de Riders X Derechos, une organisation qui plaide pour que les coursiers obtiennent le statut d’employé.

Ils disent qu’on a la flexibilité. Mais on ne travaille pas quand on veut, on travaille quand ils nous font travailler, ce qui est très différent.”

Il n’y a en effet aucune garantie de travail minimum et la pression est forte pour travailler le soir et le week-end.

Les entreprises de la gig economy auront sans doute du mal à éviter que leurs collaborateurs obtiennent le statut de salarié si elles ne changent pas de modèle économique ou ne démontrent pas qu’ils jouissent véritablement de la liberté qui va de pair avec le statut d’indépendant, estime Valerio de Stefano, professeur de droit à la Katholieke Universiteit Leuven, en Belgique. Il faudrait pour cela qu’elles fassent preuve d’une plus grande transparence sur leurs algorithmes [qui définissent la répartition des courses et les rémunérations] et le coût du travail.

La protection des travailleurs est souvent intégrée à la Constitution dans les pays européens, ce qui risque d’empêcher l’apparition d’une nouvelle catégorie de travailleurs indépendants dans la législation, ajoute-t-il. Et, d’après lui, l’évolution de la situation dans ces pays aura peut-être des répercussions aux États-Unis.

Si toute l’Europe considère les travailleurs à la tâche comme des salariés, les législateurs américains pourront difficilement ne pas au moins se demander s’il faut ou non intervenir.”

Adam Clark

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