Bientôt de nouvelles “années folles”? Gare aux comparaisons hâtives!

Bientôt de nouvelles “années folles”? Gare aux comparaisons hâtives!

Sur certains points, l’après-pandémie pourrait ressembler au “feu d’artifice culturel” des années 1920, après la Première guerre mondiale et l’épidémie de grippe espagnole. Mais pour l’économiste suisse Stéphane Garelli, il faut rester prudent : les défis qui nous attendent sont de taille, et la reprise économique s’annonce cette fois bien plus difficile.

La tentation est grande : comparer les années folles de 1920 avec les années 2020. Allons-nous enfin jouir d’une vie intense et d’une croissance débridée ? Il y a beaucoup de similitudes à la sortie des deux grandes crises mondiales : la guerre de 14-18 et la pandémie de Covid-19. Pourtant, l’histoire ne se répète que rarement.

Pendant les années 1920, toute une génération meurtrie par la guerre voulait tourner la page et profiter de la vie. Les cours en Bourse ont été multipliés par cinq et la production industrielle a augmenté de 40 %. De nouveaux produits ont changé la vie des consommateurs : la radio, l’électricité, l’automobile, l’électroménager et les transports aériens. Ce formidable développement a été accéléré par la publicité, le marketing et l’accès au crédit.

La comparaison avec les années 2020 existe. L’après-pandémie verra aussi les consommateurs, qui ont été sevrés de leurs habitudes, désirer ardemment profiter de la vie. Les voyages reprendront et les vacances retrouveront leur caractère lointain. La technologie grand public aura bouleversé notre vie avec les achats en ligne, le travail mobile et la médecine à distance. Les Bourses auront explosé à cause des taux d’intérêt bas et de l’endettement facile.

Les années 1920 ont aussi été marquées par un feu d’artifice culturel dans tous les domaines : la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture ou la littérature. Il a probablement marqué les esprits plus que l’économie. Il nous accompagne encore aujourd’hui. On peut espérer que la même profusion intellectuelle se reproduise après cette pandémie. Mais là s’arrête la comparaison.

La grande différence entre une guerre et une pandémie est que l’on sait exactement quand une guerre s’achève, mais pas une pandémie. La guerre de 14-18 s’est terminée officiellement le 11 novembre à 11 heures. Mais sait-on quand sera officiellement terminée la pandémie ? quand les consommateurs pourront-ils vivre comme avant ? et quand l’appréhension d’une nouvelle vague ou d’un nouveau virus sera définitivement oubliée ?

L’inconnue de la productivité après la crise

Une autre différence fondamentale : après une guerre, ce n’est pas uniquement la consommation qui est détruite mais aussi l’appareil de production (en tout cas pour les pays du front). Il en résulte un effort de reconstruction économique qui conduit à une explosion de la productivité et de l’innovation industrielle. Ce fut le cas des deux après-guerres du XXe siècle.

Aujourd’hui, il est difficile d’évaluer les répercussions sur la productivité des grandes innovations technologiques, comme le commerce ou la finance en ligne. Une grande partie de cette innovation est tournée vers la consommation. Elle renforcera certainement la reprise économique. Par contre, il est peu probable qu’elle conduise à une explosion de la productivité. D’ailleurs les chiffres sur la productivité restent désespérément anémiques.

Dans la revue Covid Economics, Oscar Jordà, Sanjay Singh et Alan Taylor ont comparé les sorties de crise après une guerre et après des grandes pandémies, comme celles des différentes pestes. Chaque fois, il en résulte que la reprise économique est plus rapide et plus vigoureuse après une guerre et plus lente et faible après une pandémie.

Les années folles de la période 1920 se sont mal terminées. Les États se sont massivement endettés à cause des frais de la guerre et, pour certains, des clauses de réparation prévues dans le traité de Versailles. Il en est résulté une résurgence de l’inflation, voire de l’hyperinflation, comme en Allemagne. Au bout du chemin, il y a eu la crise de 1929. Puis vinrent les autocraties.

“Insouciance coupable”

Aujourd’hui, ces inquiétudes demeurent. Le retour à l’inflation est une possibilité. Mais tant que les banques centrales gardent les taux d’intérêt très bas il y a peu de risques qu’elle réapparaisse prochainement. En revanche, une politique de taux d’intérêt négatif ou nul (qui détruit l’épargne) n’est pas une politique soutenable à long terme. Quand les taux d’intérêt remonteront un jour, la valorisation de nombreux actifs sera détruite : une belle pagaille en perspective.

La compréhension de la dépression de 1929 a permis d’éviter les mêmes erreurs en 2008 et en 2020. Nous savons que dans de telles circonstances il faut que l’argent circule et que les frontières restent ouvertes. Cela nous a sauvés du pire.

Mais aujourd’hui nous repoussons trop de problèmes à plus tard. Keynes avait résumé cette indifférence par son fameux “dans le long terme, nous sommes tous morts…” Et c’est cette insouciance coupable qui est la vraie folie des années 2020.

Stéphane Garelli

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