“Décroissance” n’est pas un gros mot, pour cette chaîne de télévision américaine spécialisée dans l’information économique. Décryptage en quatre questions d’une théorie qui privilégie le bien-être social et écologique.
En finir avec le “toujours plus”, cet axe central de la politique économique mondiale : tel est l’objectif de ces économistes, écologistes et anthropologues qui militent pour la décroissance [ou post-croissance]. Un courant de pensée qui jouit d’un regain d’attention depuis le début de la pandémie, l’apparition du Covid-19 ayant entraîné un ralentissement économique comme le monde n’en avait pas connu depuis la crise des années 1930.
À rebours des décideurs politiques, pour qui l’urgence se trouve être la relance de l’économie, ces chercheurs défendent l’idée que priorité doit être donnée au bien-être social et écologique et non à une quête effrénée de la croissance. Une société décroissante doit en finir avec l’idée que l’évolution du produit intérieur brut est un indicateur de progrès fiable, et apprendre à vivre mieux en produisant moins.
Interrogé par téléphone, Giorgos Kallis, chercheur en économie écologique [à l’université autonome de Barcelone] et figure éminente de la décroissance, explique que le mouvement “critique l’idée que la croissance économique est une chose positive et nécessaire. Nous sommes au contraire convaincus qu’elle est inhérente à la crise et aux problèmes que nous vivons actuellement.”
La théorie de la décroissance, tient-il à préciser, ne prône pas une baisse des revenus individuels, et les pays à hauts revenus possèdent des ressources en quantité plus que suffisante pour assurer une bonne qualité de vie à tous. Jason Hickel, chercheur en anthropologie économique et maître de conférences au Goldsmiths College à l’université de Londres, analyse :
Notre société est enfermée dans l’idéologie de la croissance au point qu’il est presque impossible de la mettre en cause. Le productivisme a une dimension totalitaire, qui va jusqu’à étouffer la pensée critique. Il est nécessaire au contraire d’avoir un débat ouvert et démocratique sur le sujet.”
Quelle est l’ambition de ces “objecteurs de croissance” ?
L’idée est de redéfinir les objectifs de l’humanité pour faire face à l’urgence climatique en réduisant de façon drastique l’utilisation de l’énergie et des ressources, de façon à retrouver un équilibre avec le vivant. Parallèlement, il s’agit aussi de réduire les inégalités et d’améliorer le bien-être des individus, avec notamment des mesures comme des garanties sur l’emploi, la baisse du temps de travail hebdomadaire, voire l’instauration d’un revenu universel de base.
De fait, tout cela se traduirait vraisemblablement par un ralentissement de la croissance du PIB, voire par une baisse de celui-là. Mais pour les partisans de la décroissance, pour qui le PIB n’a rien à voir avec le progrès, cela ne doit pas inquiéter. Car, insistent-ils, récession et décroissance sont deux choses fondamentalement différentes : alors que la première résulte d’un imprévu et risque bien souvent d’aggraver les inégalités et de détériorer la qualité de vie, la seconde est une diminution planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources.
“C’est là au fond le concept clé de la décroissance. À l’heure actuelle, nous partons du principe que tous les secteurs économiques doivent croître, en permanence, que nous en ayons besoin ou non. Or il serait plus rationnel de distinguer les secteurs dans lesquels nous avons besoin de croissance – comme les transports publics et les énergies renouvelables – de ceux qui sont hypertrophiés et doivent décroître – c’est le cas de la production des SUV, de la voiture individuelle, de la production d’armes, de la publicité, notamment”, détaille Jason Hickel. “Des pans entiers de notre économie ne sont pas au service du bien-être humain. Nous devons nous interroger : faut-il vraiment chercher une croissance qui fasse courir de tels risques à notre planète et à notre civilisation ? Un peu de bon sens !”
Pourquoi est-ce important ?
La réponse tient en un mot : le climat. Pour tous ceux qui souhaitent populariser la décroissance, c’est une évidence : le système économique actuel sacrifie les hommes et les écosystèmes alors même que les catastrophes, des chamboulements de la météo à la montée des océans, sont non seulement mondiales mais aussi d’une ampleur inédite. “Nous sommes dans un système qui non seulement n’apporte aucun bénéfice à la société, mais qui accélère aussi les désastres naturels planétaires”, dénonce Julia Steinberger, chercheuse en économie écologique et enseignante à l’université de Lausanne.
L’universitaire, qui est aussi l’auteure principale du troisième groupe de travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), poursuit : “Il s’agit là d’une catastrophe planétaire d’ampleur proprement cataclysmique. Si nous restons sur la trajectoire actuelle, le changement climatique met en danger, au cours du siècle, près de la moitié du règne végétal et la totalité des espèces d’insectes, ainsi qu’un quart des vertébrés. Ce que les gens qui rejettent la décroissance ne veulent pas voir, c’est que la croissance économique n’est pas un mécanisme de prospérité opérant. C’est même un facteur direct de cataclysme.”
Quels sont les arguments contraires ?
Dans un webinaire organisé le 8 février sous le titre “Going for Growth” [“miser sur la croissance”], John Van Reenen, professeur d’économie à la London School of Economics, bat en brèche l’idée d’une croissance nécessairement néfaste pour l’environnement. Selon lui, il y a trois raisons pour lesquelles le productivisme peut répondre à l’urgence climatique. Il cite l’importance de l’innovation verte, la possibilité de mesurer la croissance en tenant compte de l’épuisement du capital naturel et le fait que la croissance de la productivité soit susceptible d’encourager une volonté politique d’agir pour le climat.
Pour toutes ces raisons, je crois qu’il n’y a pas de lien indissociable entre croissance et dégradation de l’environnement. Je crois même que la croissance, bien pensée et bien utilisée, peut concrètement nous aider à affronter les problèmes que pose le dérèglement climatique.”
Interrogé par téléphone sur le concept de décroissance, John Van Reenen concède que certains individus peuvent être plus heureux en choisissant de consommer moins. “Mais il serait difficile d’imposer la décroissance à l’ensemble de la société. Les gens n’ont pas envie d’entendre qu’ils vont devoir se faire à l’idée de vivre moins bien que leurs parents. Et je ne crois pas que ce soit nécessaire ; nous n’avons pas à nous résigner à cela : comme je l’ai argumenté, nous pouvons choisir de meilleures façons de soutenir la croissance.”
Pour les partisans de la décroissance, cette critique ne tient pas. Beaucoup d’individus dans le monde tendent déjà à accumuler moins de richesses que leurs parents et que leurs grands-parents – alors même qu’ils évoluent dans une économie orientée vers la croissance.
Où en sommes-nous ?
Ces dernières années, le mouvement décroissant gagne du terrain. En Islande, en Écosse et en Nouvelle-Zélande, des gouvernants se sont engagés publiquement à donner la priorité au bien-être de la population, à l’avenir, et plus seulement à la croissance économique. “Il y a vingt ans, on leur aurait ri au nez ! rappelle Jason Hickel. Les choses ont changé. Chaque fois qu’un gouvernement annonce un pas vers une société de post-croissance, il fait le buzz sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les gens ont soif d’un regard autre, ils sont mûrs pour des solutions différentes.”