Un ancien de BuzzFeed parmi les émeutiers du Capitole, et moi, et moi, et moi

Le 6 janvier, le chroniqueur médias du New York Times a reconnu un ex-collègue parmi les assaillants du Congrès. Il s’interroge sur la responsabilité des pionniers de l’information virale, dont il fait partie, dans la dérive radicale des réseaux sociaux.

Selon le site internet dentpourdent.net, rien ne le distinguait particulièrement des autres personnages iconoclastes, ambitieux et doués d’un talent peu ordinaire qui travaillaient là. Tous avaient un don pour faire des vidéos capables de créer le buzz. Il s’appelait Anthime Joseph Gionet, et sa valeur ajoutée pour BuzzFeed était évidente : il était prêt à tout pour un bon Vine, la plateforme de vidéos qui a brièvement connu la gloire avant d’être écrasée par Instagram et Snapchat en 2017.

Un jour, il s’est renversé 3 litres de lait sur la tête et la vidéo de cet exploit a été vue des millions de fois. C’était l’époque où les blagues potaches de ce genre amusaient les internautes américains. En ce sens, il était naturellement fait pour BuzzFeed quand il est arrivé au printemps 2015, alors que j’étais rédacteur en chef du site. Embauché pour gérer notre compte Vine, son travail consistait à condenser en six secondes les vidéos les plus drôles et les plus improbables concoctées par ses collègues.

À l’époque, nous étions les meilleurs en matière de création de contenus pour les réseaux sociaux, la plupart du temps des listes, des quiz, de courtes vidéos, et à l’occasion des retransmissions en direct, comme celle où deux de mes collègues ont fait exploser une pastèque à grand renfort d’élastiques.

Farceur, troll, émeutier

C’est pourquoi j’ai reconnu le ton de Gionet, aujourd’hui âgé de 33 ans, mercredi [6 janvier] : “Vous êtes plus de 10 000 à nous suivre en direct, allez, c’est parti !” disait-il avec ferveur. Anthime Joseph Gionet se trouvait alors [au Capitole], dans le bureau dévasté du sénateur de l’Oregon Jeff Merkley, et faisait une vidéo en direct pour l’une des rares plateformes ne les ayant pas encore bannis, lui et d’autres fidèles de Donald Trump. Cela ressemblait à la conclusion logique de l’évolution professionnelle d’un faiseur de farces sur Internet, comme diraient certains, ou de spécialiste en trolls, mais qu’on pourrait décrire plus justement comme auteur de violence performative.

Après avoir vu Gionet, j’ai appelé quelques anciens collègues. Ils se souviennent de lui avec un mélange de dégoût et de perplexité. Ils décrivent un homme susceptible, en perpétuelle quête de popularité, qui pouvait se montrer très contrarié si l’on se moquait de sa grosse moustache et de sa coupe de cheveux mulet. Deux de ses collègues de bureau avaient d’autres origines ethniques que lui et ne se considéraient pas du même genre, et ils se sentaient parfois unis par le sentiment de ne pas faire partie du même clan. L’un d’entre eux évoque un homme triste dont les opinions politiques ne dépassaient guère la culture plutôt rugueuse et sexiste de Vine, et qui était hanté par une enfance très solitaire en Alaska. Il semblait manquer de quelque chose, comme s’il était vide à l’intérieur.

La photo de Sanders, la casquette de Trump

Pendant la campagne [présidentielle] de 2016, il a commencé à se construire un personnage de militant politique. Il a d’abord posé la photo de Bernie Sanders sur son bureau, puis s’est mis à arborer une casquette MAGA [“Make America great again”, le slogan de Donald Trump] au bureau. Cela n’a pas manqué de faire sourciller certains collègues plus progressistes – bien que relativement apolitiques –, mais c’était encore l’époque où certains pensaient que l’on pouvait être “ironiquement” d’extrême droite.

Quelques mois plus tard, quand il a quitté BuzzFeed pour devenir l’“agent” de Milo Yiannopoulos, coqueluche de l’alt-right raciste et antisémite, ses collègues sont restés cois. Puis ils ont remonté son fil Twitter et ont découvert que ses messages de plus en plus nauséabonds étaient retweettés par des personnalités d’extrême droite et que son évolution n’était donc pas si surprenante.

Il ne s’agit pas ici de faire le portrait d’un homme sympathique qui aurait mal tourné. L’histoire parle, selon moi, d’autre chose, comme si les réseaux sociaux étaient désormais dotés d’une sorte de pouvoir que nous avons contribué à affûter avec BuzzFeed et qui exerce une force d’attraction presque irrésistible.

Pour ceux qui n’ont jamais vu un de leurs contenus littéralement embraser les réseaux sociaux, il est difficile de comprendre l’attrait de cette incroyable montée d’adrénaline. Vous vous retrouvez soudain au centre de la galaxie numérique, observé par une foule de gens inimaginable.

Alors même que nous faisions tout pour rendre nos contenus viraux, nous étions limités par certaines contraintes : la vérité, dans le cas de notre service d’information ; les valeurs et messages positifs, pour notre section Divertissement. Anthime Joseph Gionet semble s’être affranchi de ces contraintes pour ne plus suivre, sans scrupule, que les signaux captés sur ses réseaux sociaux. Son seul fil rouge : se constituer une audience.

“Ses opinions politiques ont suivi les mesures d’audience des plateformes”, analyse Andrew Gauthier, responsable Vidéo pour BuzzFeed qui a aussi travaillé pour la campagne présidentielle de Joe Biden.

On croit toujours que le mal ressemble à un horrible méchant de film, mais non en fait, ça commence par des mauvaises blagues et des comportements nihilistes.”

Finalement, l’histoire de Gionet est celle d’un homme récompensé parce qu’il est un suprémaciste blanc, parce qu’il sait attirer l’attention sur lui et obtient ainsi la validation dont il a désespérément besoin. Nous passions beaucoup de temps, à BuzzFeed, à réfléchir au moyen d’optimiser nos contenus pour les internautes ; en réalité, ils s’optimisaient d’eux-mêmes.

Boîte de Pandore

L’évolution de Gionet me pousse à m’interroger sur la part de responsabilité que nous portons aujourd’hui, nous les pionniers de l’information sur les réseaux sociaux. Avons-nous contribué, ainsi que les créateurs de ces plateformes, à ouvrir une boîte de Pandore ?

En 2012, j’ai recruté un chroniqueur du nom de Benny Johnson, dont la particularité était de mêler une grande connaissance des réseaux sociaux à un discours très marqué à droite. À l’époque, je pensais – à tort – qu’il était simplement conservateur. J’ai mis du temps à comprendre que sa motivation n’était pas journalistique ni même idéologique, mais plutôt esthétique : il était fasciné par l’imagerie du pouvoir brut. Dans la plus grande tradition des propagandistes autoritaires, Johnson était subjugué par l’architecture néoclassique, les armes et l’a été, plus tard, par les foules de partisans de Trump.

Après son renvoi de BuzzFeed pour plagiat en 2014, il a poursuivi sa carrière en prenant la tête de Turning Point USA, sorte de mouvement de jeunesse trumpiste, et en animant une émission sur Newsmax TV. Il met désormais ses talents de “spécialiste de la narration politique en ligne”, affûtés avec nous à BuzzFeed, au service d’une nouvelle génération de personnalités d’extrême droite comme Lauren Boebert, représentante du Colorado, qui s’est notamment fait connaître en jurant de venir travailler au Congrès avec son arme. (Ni Anthime Joseph Gionet ni Benny Johnson n’ont souhaité répondre à nos sollicitations.)

Alors que nous affinions ces nouvelles pratiques sur les réseaux sociaux au sein de BuzzFeed, nous avons mis du temps à comprendre que l’extrême droite suivait attentivement notre travail et nous imitait. Jonah Peretti, fondateur du Huffington Post et de BuzzFeed, a été stupéfait d’entendre Steve Bannon, alors responsable du site Breitbart [porte-étendard de la droite radicale], déclarer qu’il s’était inspiré de son travail pour définir la stratégie de campagne de Donald Trump en 2016. Avant les élections, Steve Bannon m’avait d’ailleurs confié son étonnement de voir que nous n’avions pas transformé BuzzFeed en machine de guerre pour Bernie Sanders, ainsi que Breitbart l’était devenu pour Donald Trump.

“Certaines des techniques innovantes que nous avons lancées, plus adaptées au fonctionnement des réseaux sociaux et des médias numériques, ont été reprises par des mouvements d’extrême droite, des groupes racistes et les partisans MAGA”, a reconnu mon ancien patron Jonah Peretti [après l’assaut du Capitole]. Optimiste invétéré, Peretti souligne néanmoins que ces mêmes dynamiques ont également joué un rôle crucial dans la mobilisation de mouvements progressistes ces dernières années, comme Black Lives Matter ou #MeToo. Il affirme :

L’histoire n’est pas écrite, on peut encore se battre pour un Internet sain.”

J’entends déjà deux théories apparemment divergentes pour expliquer ce qui s’est passé à Washington [le 6 janvier] : pour les uns, cette foule majoritairement blanche et ouvertement raciste est l’incarnation d’un mal américain profondément enraciné et toujours présent ; pour les autres, les réseaux sociaux ont radicalisé les identités de base de certains Américains.

Les vieux démons de l’Amérique

La trajectoire d’Anthime Joseph Gionet montre que ces deux explications ne s’excluent pas mutuellement. Un homme dont les anciens collègues se souviennent comme d’un être vide et à la dérive s’est construit une identité reflétant de vieux démons de l’Amérique et est devenu ce que de nombreux Américains voulaient qu’il soit.

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