Elon Musk bâtit une immense usine de voitures électriques dans la campagne du Brandebourg, au sud-est de Berlin. À toute vitesse, en bousculant les règles et les réticences locales.
Dix mois déjà que Silas Heineken survole avec son drone le plus grand chantier en cours d’Allemagne et en publie les vidéos sur YouTube. Sous le pseudo “Tesla Kid”, l’ado de 14 ans a constitué un réseau de plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Chaque semaine, ils suivent la progression du chantier de la GigaFactory d’Elon Musk qui sort de la terre sablonneuse [du Land] de Brandebourg, au sud-est de Berlin, à vitesse grand V.
“C’est un grand visionnaire qui a des idées ambitieuses, et il a réussi à les mettre en œuvre”, dit Silas Heineken. L’installation de l’usine géante de voitures électriques près de Grünheide, la petite ville endormie où il vit, est une chance incroyable pour la région, estime le collégien qui a tenté d’approcher à vélo Elon Musk lors de sa dernière visite.
C’est de loin la plus grande implantation industrielle dans cette zone depuis un siècle. Jörg Steinbach, ministre du Travail dans le Brandebourg, estime que la région a ainsi l’occasion “de devenir un centre de la révolution énergétique en Allemagne et en Europe”. Elon Musk s’est engagé à créer 10 000 emplois et à fabriquer environ 500 000 véhicules par an, à commencer par le Model Y de Tesla, mais aussi à construire la plus grande usine de batteries au monde sur le même site. Sa vision fera connaître ce coin de l’Allemagne.
Sous couvert d’anonymat, les responsables politiques évoquent ce qu’ils doivent au patron de Tesla, qui, à les en croire, aurait très bien pu s’installer en Asie, où le coût de la main-d’œuvre est plus faible, et où les exigences en matière d’environnement et les normes de construction sont moins strictes.
Une rapidité effarante
Si les propriétaires fonciers font partie de ceux qui se frottent les mains, les prix des terrains ayant été multipliés par 10 depuis l’annonce d’Elon Musk en novembre 2019, le projet compte aussi de nombreux opposants. La majorité d’entre eux expliquent qu’ils aiment Grünheide précisément parce qu’il s’agit d’un endroit reculé. Ils sont effarés par la rapidité à laquelle le chantier progresse – surtout sur les vidéos de Silas Heineken qui montrent la construction de la fonderie, de l’usine d’emboutissage, de l’atelier de peinture et de la chaîne d’assemblage – et par la surface boisée qui a déjà disparu.
Une ville Tesla sur le modèle de Volkswagen
“Grünheide héberge 9 000 âmes en lisière d’une zone protégée. Elon Musk veut en faire une ville de 40 000 habitants, ça ressemblera à Wolfsburg”, déplore Werner Klink, en référence à la ville nouvelle construite à 200 km à l’ouest de Berlin dans les années 1930 pour fabriquer les voitures Volkswagen.
Werner Klink est membre de l’Initiative citoyenne de Grünheide, une association qui fait campagne contre le projet. Les chantiers prennent généralement du temps “en raison de tous les permis à obtenir et des réglementations auxquelles se plier avant même de poser la première pierre”, dit-il. Elon Musk, lui, a choisi une voie très peu conforme aux méthodes allemandes : les travaux d’abord, les permis ensuite. Werner Klink déplore :
Même si les autorités lui disaient d’arrêter le chantier, il aurait déjà provoqué trop de dégâts pour qu’on puisse espérer remettre le site en état. Des dommages immenses et irréversibles ont été faits à la nature et potentiellement aux nappes souterraines, à la forêt, la flore et la faune.”
Cent hectares de pins (soit la surface de près de 26 terrains de foot) ont déjà été rasés et 86 autres hectares subiront probablement le même sort, conformément à une décision de justice rendue en décembre.
Les obstacles qui se dressent face à Tesla se nomment le lézard des souches et la coronelle lisse [un serpent], deux espèces sylvestres mises en avant par l’Union allemande de protection de la nature (Nabu) et qui sont au cœur de la bataille juridique pour interrompre les travaux.
S’y ajoute la question d’un acompte à verser à l’Agence de l’environnement [du Brandebourg] de 100 millions d’euros pour les éventuels frais de restauration écologique : un tribunal a décidé le 18 décembre que ce motif justifiait d’interrompre le chantier. Les avocats de Tesla ont déposé un recours pour retarder la date limite de paiement, a révélé le journal allemand Der Tagesspiegel.
360 plaintes contre le chantier
Malgré le dépôt de 360 objections, les autorités ont autorisé Elon Musk à poursuivre les travaux en précisant qu’il agissait à ses risques et périls. Ce n’est pas rare en Allemagne, mais c’est toutefois inédit pour un projet de cette ampleur.
“Musk n’a pas peur de prendre des risques et il parie que personne ne lui ordonnera de démolir son usine, d’autant plus qu’un grand nombre d’emplois est dans la balance”, affirme Werner Klink, géophysicien retraité.
Selon lui, la vitesse à laquelle les bâtiments sont sortis de terre n’a pas permis d’inspecter le site dans de bonnes conditions. “Il y a un risque considérable que le terrassement entraîne une contamination des nappes phréatiques. À un mètre sous la surface, il y a de l’eau salée et il semble que son niveau monte. Si elle vient à se mélanger à de l’eau douce, ce sera la catastrophe.”
En décembre [2020], une manifestation a eu lieu devant le siège d’Axel Springer à Berlin, après que l’éditeur allemand a rendu hommage à “l’ambition [de Musk] de rendre le monde meilleur” en lui remettant son prix éponyme. Des défenseurs du climat et de l’environnement avaient fait le déplacement, notamment des membres de la Nabu, de la Société de protection des espèces et du réseau associatif Grüne Liga (ligue verte).
Norbert Hess, porte-parole du petit Parti écologiste-démocrate (ÖDP) dans le Brandebourg, a accusé les Verts allemands [au pouvoir dans la coalition d’Angela Merkel] de “trahir leur serment” en contribuant à accélérer le projet. De nombreux aspects du projet sont mal dégrossis, explique-t-il. Pourquoi n’a-t-il pas été envisagé d’implanter le site dans la zone minière de la Lusace, dans le sud du Brandebourg, qui cherche une nouvelle raison d’être depuis que l’Allemagne a décidé de sortir définitivement du charbon ? demande-t-il. “Les terrains où il y a des mines à ciel ouvert y sont déjà dénaturés”, dit Norbert Hess.
Les Verts, au pouvoir dans le Brandebourg, saluent le projet d’usine de voitures électriques, parce qu’il s’agit selon eux d’une solution viable pour remplacer le moteur diesel et que cela permet la création bienvenue d’emplois dans la région.
Tesla, de son côté, se garde d’intervenir dans les médias. L’entreprise a tenté d’exprimer ses bonnes intentions, en s’engageant par exemple à planter trois fois plus d’arbres que ceux qu’elle a abattus et en construisant des clôtures pour protéger les lézards et les serpents. Elle a aussi installé un bureau d’information dans le centre-ville, mais il n’est pas régulièrement ouvert. La pandémie de Covid-19 a encore limité la communication.
Celle-ci passe essentiellement par des tweets succincts signés Elon Musk en personne, comme celui-ci avant Noël, où il a écrit simplement : “Merci au Brandebourg et à Grünheide”, après que le maire a réitéré son soutien à la GigaFactory en donnant son aval à un réseau de transports en commun autour du site, dont un système de parking relais pour les salariés.
Werner Klink n’a pas encore rencontré Musk, qui vient de temps en temps pour voir l’avancement du chantier. “Je n’ai ni besoin ni envie de le rencontrer”, précise-t-il. Mais il a un surnom pour les sycophantes et larbins du milliardaire : “SchliessMuskelkriecher”, qui joue du nom du patron de Tesla accolé aux mots allemands “sphincter” et “lèche-cul”. “En tout cas, c’est comme ça que notre groupe voit les choses, même si j’admets que c’est plutôt grossier.”