Gérard Depardieu, la chute d’un dieu gaulois

Gérard Depardieu, la chute d’un dieu gaulois

Fut un temps, on pardonnait tout au plus grand acteur contemporain du pays, véritable fierté nationale. Mais la relation entre Gérard Depardieu et les Français a commencé à se fissurer bien avant les accusations de viol à son encontre, écrit The Times à Londres.

Dans sa jeunesse, pour gagner un peu d’argent, Gérard Depardieu trafiquait des cigarettes et du whisky avec les soldats de la base américaine de Châteauroux, où il a grandi. D’après son frère aîné, Alain, qui s’est exprimé dans une interview télévisée en 2019, “​c’était un grand voyou, mais qui avait de la tête. Il savait où s’arrêter”.

Peut-on en dire autant, aujourd’hui, de celui qui est, sans doute, le plus grand acteur français contemporain, mais aussi le plus controversé ? On a en effet appris cette semaine la mise en examen de Gérard Depardieu pour viol et agression sexuelle sur une actrice de 22 ans.

Cette jeune femme, désormais âgée de 24 ans, affirme avoir été agressée à deux reprises, les 7 et 13 août 2018, dans l’hôtel particulier à 50 millions d’euros que l’acteur possède à Paris. La justice avait clos le dossier en 2019 faute de preuves, avant de le rouvrir lorsque la victime présumée s’est constituée partie civile.

D’après ses avocats, Gérard Depardieu, 72 ans, est “mortifié” par l’accusation, qu’il conteste. Mais la France est actuellement frappée par une série de scandales sexuels dans le monde du cinéma, de la littérature, du sport, de la politique et de l’enseignement supérieur, et le célèbre acteur risque de voir sa réputation, déjà sur le déclin, se ternir davantage.

Quand les Français pardonnaient tout à Depardieu

Si cette période est désormais révolue depuis une dizaine d’années, il fut néanmoins un temps où les Français pardonnaient presque tout à Gérard Depardieu : ses apparitions éméché et vulgaire à la télévision, le scandale déclenché dans un avion lorsque, interdit d’accès aux toilettes pendant le décollage, il a uriné dans une bouteille vide, ou encore sa fureur quand le réalisateur Jean-Paul Rappeneau lui a fait remarquer que sa forte corpulence l’empêcherait d’être crédible dans le rôle de Cyrano de Bergerac, personnage famélique.

“Gros! Tu n’as que ce mot à la bouche! Je ne veux plus l’entendre!” aurait vociféré l’acteur. À en croire Jean-Paul Rappeneau, Gérard Depardieu s’est ensuite soûlé avant de détruire le miroir d’une chambre d’hôtel. Sa prestation lui vaudra finalement le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en 1990.

Ses millions de fans acceptaient volontiers ce genre d’incartade, considérant son jeu dans Green Card ou Jean de Florette comme une source de fierté nationale, dans un pays où le cinéma est, depuis longtemps, bien plus qu’une simple source de divertissement.

Même ses plus grands excès — enchaîner les bouteilles de whisky, engloutir des poulets entiers, se faire contrôler en état d’ébriété sur sa moto dans Paris alors qu’il était sorti acheter un couscous — ont été dépeints sous un jour positif, considérés comme des manifestations de son caractère gargantuesque, de son appétit sans limite et de son refus de se laisser entraver par les conventions sociales.

On lui a même pardonné l’acquisition, en 2012, d’une maison à Néchin, en Belgique, pour échapper aux impôts mis en place par François Hollande. Le réalisateur Yves Angelo avait alors justifié l’exil fiscal de l’acteur par sa “sensibilité supérieure à celle du commun des mortels”, une explication largement acceptée par le public.

De Poutine à Kadyrov…

Mais la tolérance des Français envers les frasques de Gérard Depardieu a commencé à décliner en 2013, lorsqu’il a commencé à afficher son amitié naissante avec Vladimir Poutine. Celui-ci a offert un passeport russe à l’acteur qui, en retour, a déclaré se sentir davantage chez lui en Russie qu’en France, avant de se lancer dans des campagnes de publicité pour des produits alimentaires, des boissons et des montres de luxe à Moscou.

Si l’affaire était déjà grave aux yeux de ses admirateurs français, la situation s’est encore dégradée lorsque Gérard Depardieu s’est laissé courtiser par Ramzan Kadyrov, l’autoritaire dirigeant tchétchène. En 2013, le président de cette république musulmane de Russie a organisé un dîner de gala en l’honneur de l’acteur, l’occasion pour le monstre sacré du cinéma français d’offrir l’accolade à Kadyrov et de proclamer leur amitié. Deux ans plus tard, c’est au tour du président de Biélorussie, Alexandre Loukachenko, de recevoir le soutien de Depardieu. Les deux hommes ont été filmés en train de faucher un champ ensemble, et l’acteur a comparé la Biélorussie à la Suisse.

Dans le même temps, Gérard Depardieu continue à enchaîner les tournages en France : cette année, il sera à l’affiche de pas moins de quatre films. Cependant, peu de ses prestations récentes ont été acclamées avec la même ferveur que ses précédents rôles, notamment dans Les Valseuses, film culte sorti en 1974, ou Le Dernier Métro, sorti en 1980.

Un rapport à la liberté quasi unique

Aujourd’hui, on ne compte plus les récits de tournages interrompus par les appels de ses associés. Car l’acteur est engagé dans de nombreuses activités telles que la publicité, la viticulture, l’immobilier, la restauration et, jusqu’à récemment, une poissonnerie parisienne. “Je ne le comprends pas, regrette son frère. C’est quelqu’un d’imprévisible, […] il peut devenir provocateur.”

Le père de Gérard Depardieu était ouvrier dans une tôlerie, illettré et porté sur la boisson. Sa mère était femme de ménage. Il a grandi au sein d’une fratrie de cinq enfants, dans la pauvreté, et avec une grande liberté. “Il est l’enfant de parents qui ne lui interdisaient rien, explique Gérard Miller, un célèbre psychanalyste qui a produit un film sur l’acteur en 2017. Il a un rapport à la liberté comme sans doute quasiment personne dans sa génération n’a pu en bénéficier.”

Le plaisir d’indigner

Il y a une dizaine d’années, Gérard Depardieu se vantait de son succès auprès des femmes. “Je ne cours plus après les jolies petites choses, disait-il, ce sont elles qui me courent après.” À l’époque, ce genre de remarques déclenchait des sourires entendus chez les Français, qui se félicitaient d’être immunisés contre la pruderie anglo-saxonne. Aujourd’hui, alors que des accusations de viol et d’agression sexuelle font les gros titres presque chaque semaine, les certitudes des Français vacillent, et la grivoiserie de Depardieu sonne de plus en plus faux.

Si l’on en croit certains de ses proches, l’acteur pourrait cependant prendre un certain plaisir pervers à provoquer l’indignation. Ses amis et certains experts s’accordent à dire que l’acteur montre des tendances autodestructrices depuis la mort de son fils, Guillaume, emporté par une pneumonie en 2008, à l’âge de 37 ans, après une vie agitée, marquée par la drogue et la prison.

D’après le critique de cinéma Bruno Cras, Gérard Depardieu se montre depuis lors de plus en plus insensible aux sentiments de ceux qui l’entourent. Il semble même souvent éprouver une certaine satisfaction à les contrarier. “Je pense qu’il est rattrapé par les démons de son enfance”, conclut Bruno Cras.

Adam Sage

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