Dans une longue analyse publiée par l’hebdomadaire britannique de gauche New Statesman, l’ancien ministre des Finances grec Yanis Varoufakis dresse un parallèle entre les réponses de l’UE à la crise de 2008 et à celle du Covid-19 en 2020. Dans les deux cas, l’Union a répété les mêmes erreurs, montrant un déficit démocratique criant, déplore-t-il.
D’abord le déni, puis l’acceptation à contrecœur, ensuite l’intervention substantielle, pour finir par un fiasco. Telle fut, pour simplifier, la trajectoire qu’a suivie l’Union européenne quand la tempête qui avait laissé Wall Street en ruine en 2008 a traversé l’Atlantique pour déclencher la crise de l’euro. Douze ans plus tard, face au Covid-19, l’Union suit dangereusement le même chemin.
Pour les eurosceptiques qui dénoncent les pesanteurs de la bureaucratie européenne et son incompétence, le fiasco de la vaccination dont s’est rendue coupable la Commission est l’exemple tout trouvé. À l’inverse, les partisans de l’Union jugent que celle-ci a appris de ses erreurs et su réagir à la pandémie avec une réactivité et une solidarité rafraîchissantes. Or les uns comme les autres se trompent.
Car les multiples échecs de l’UE s’expliquent par un malaise plus profond, que la crise de l’euro avait révélé et que la pandémie vient aujourd’hui exacerber : une immunité totale et parfaite à la démocratie.
Condamnée à être dépassée par les événements
Quelle a été l’heure la plus sombre de l’Europe, c’est difficile à dire. Était-ce en 2009, quand nous avons découvert que les grandes banques européennes, à commencer par les françaises et les allemandes, étaient insolvables et intégrées à une union monétaire incapable, par sa nature même, de faire face à un effondrement façon dominos de ses banques et de ses États ? Ou bien était-ce en mars dernier, quand, alors même que le Covid-19 fauchait les Italiens et les Espagnols par milliers, des États européens ont limité l’exportation de masques et d’autres équipements médicaux, fort inélégamment et au mépris des grands et beaux principes du marché unique ?
Techniquement, l’UE a eu à chaque fois, en 2009 et en 2020, une première réaction tout à fait justifiée juridiquement. En 2009, les institutions européennes n’avaient pas l’autorité pour sauver ni les banques en faillite ni des États membres asphyxiés. Avec une Banque centrale européenne (BCE) qu’elle a créée sans la doter d’une structure gouvernementale pour la soutenir ni du pouvoir de recapitaliser directement les banques de la zone euro ou d’aider les États à le faire, l’UE ne pouvait pas traverser sereinement une crise bancaire mondiale. Idem en 2020 : confrontés à la pandémie et alors que la santé publique ne fait pas partie des compétences communautaires, il n’est pas étonnant que les pays membres, voyant le bilan s’alourdir et leurs services de réanimation se remplir, aient joué cavalier seul.
Le fait est que l’UE telle qu’elle a été initialement conçue était condamnée à être dépassée par les événements. Ses fondateurs savaient que l’édifice institutionnel n’était pas adapté à son ambition, mais ils comptaient sur des situations d’urgence pour contraindre leurs successeurs à créer les nouvelles institutions dont l’invention, sans crise, ne fédérait pas suffisamment de volonté politique. La question qui se posait en 2009 demeure aujourd’hui : l’UE est-elle sortie suffisamment vite du déni pour accepter la réalité ? Et les nouvelles institutions qui en ont émergé l’ont-elles rendue plus adaptée à son ambition ?
Une longue série d’erreurs
Il y a dix ans, il avait fallu environ six mois à l’UE pour réagir. Mi-décembre 2009, les dirigeants européens s’entendaient dire pour la première fois que l’État grec risquait la faillite, et qu’il menaçait d’entraîner avec lui quatre banques, deux allemandes et deux françaises. En mai 2010, le plan de sauvetage grec était finalisé, renflouait les établissements bancaires en question et créait un précédent à d’autres plans dans toute l’Europe. Dans le sillage de cette intervention, ce sont des milliards et des milliards d’euros qui ont été mobilisés et distribués via de toutes nouvelles institutions : le Fonds européen de stabilité financière, le mécanisme européen de stabilité, la troïka (trio informel d’experts de la Commission, de la BCE et du Fonds monétaire international), au sein d’un Eurogroupe [réunion des ministres des Finances des États membre de la zone euro] tout-puissant quoique tout aussi informel.
En 2020, le temps de réaction de l’UE est passé de six à trois mois. Après avoir encadré leurs exportations au début de la crise, l’Allemagne d’Angela Merkel et la France d’Emmanuel Macron ont poussé l’UE à une action coordonnée : un plan de relance de 750 milliards d’euros pour aider les États membres les plus durement frappés par le Covid-19 est venu s’ajouter aux 1 800 milliards de rachats d’obligations proposés par la BCE. Et puis il y a eu le programme de commande groupée des vaccins, et ses ratages abondamment commentés.
Dans une organisation qui n’a pas l’agilité d’un État unifié et qui exige la quasi-unanimité de ses 27 membres, trois à six mois de délai pour mobiliser des milliards d’euros face à une catastrophe imprévue, cela n’a rien de scandaleux. De même serait-il injuste de ne pas reconnaître que l’UE a su trouver ces fonds, de vrais pactoles, pour tenter de résoudre la crise de l’euro comme la récession entraînée par le Covid-19. Mais le problème est que le résultat n’aura été dans les deux cas qu’une longue série d’erreurs.
Pourquoi toujours poser la mauvaise question ?
Quand en 2008 le secteur financier a cru sa mort arrivée, le Premier ministre britannique et le gouverneur de la Banque d’Angleterre, pour le Royaume-Uni, et aux États-Unis le secrétaire au Trésor et le président de la Réserve fédérale ont réuni banquiers et conseillers aux Finances pour débattre de la seule question qui valait : “Que faut-il faire exactement pour empêcher cette crise de nous anéantir ?”
À Bruxelles aussi, au même moment, se tenait une réunion semblable, mais autour d’une tout autre question : “Les règles que nous nous sommes imposées n’étant plus applicables, comment procéder pour faire comme si elles s’appliquaient encore ?” Quand bien même la réponse apportée serait la plus intelligente qui soit et puisse être parfaitement mise en œuvre, une chose est sûre : ce sera pur hasard si elle atténue d’un iota le coût humain et économique de la crise.
Pourquoi donc toujours poser la mauvaise question ? Tout simplement parce que si la bonne question avait été posée au plus fort de la crise de la zone euro (pour mémoire : “Que faut-il faire pour empêcher cette crise de nous anéantir ?”), la réponse se serait imposée d’elle-même : jeter à la poubelle les règlements européens qui interdisaient à la BCE de faire ce que faisaient la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre, et ordonner à la BCE de faire marcher la planche à billets pour donner aux banques françaises et allemandes en péril, et même aux États membres, l’argent dont leur survie dépendait. Hélas, c’était la dernière chose que voulaient les oligarques européens, ces gens que les dirigeants de l’UE ne veulent froisser à aucun prix. Pour quelle raison ? Parce qu’en finir avec les règles originelles de l’Union revenait pour eux à saboter volontairement leur plus grande prouesse.
La zone euro, un rêve d’oligarque
Dans sa construction originale, la zone euro est un rêve d’oligarque. Imaginez : elle possède une banque centrale qui offre des prêts gratuits et illimités à toutes les entreprises oligarchiques au sein d’un marché vaste et riche dans lequel, étant donné les règles excessivement contraignantes encadrant les compétences des institutions politiques, l’électorat n’élit aucun gouvernement, ni national ni fédéral, capable d’opérer des transferts de richesses significatifs au profit du peuple.
Pourquoi, quand on est un oligarque, renoncer à ce paradis ?
Pour les oligarques, la catastrophe que fut la crise de l’euro, et les souffrances tout à fait évitables qu’elle a causées à travers l’Europe, était un prix tout à fait acceptable à payer pour conserver cette immunité qui les exonère du processus démocratique. L’échec était parfaitement prémédité.
Depuis 2010, on se met en quatre pour court-circuiter les règles de l’UE tout en faisant semblant de les respecter. Cela a commencé par le plan de sauvetage de la Grèce, aussi interdit par les règlements qu’indispensable pour renflouer les banques françaises et allemandes. Pour maquiller ces prêts européens de sauvetage afin qu’ils n’aient pas l’air de prêts européens de sauvetage, l’UE a fait appel à des grands manitous de l’ingénierie financière, passés pour certains par la banque Lehman Brothers. Une fois le forfait de ces derniers accompli, les Européens chargés de payer d’une terrible austérité les aides aux banquiers de l’UE, la BCE a été autorisée à émettre des milliards d’euros, indispensables pour masquer la stagnation économique causée et… continuer d’enrichir les oligarques.
Le plan de relance est de la poudre aux yeux
Passons en 2020 et à la réaction de l’UE vis-à-vis du Covid-19. Une fois encore, après un temps de déni et de sales coups presque comiques, l’Union a fini par débloquer des fonds importants, avec de nouvelles institutions chargées de les distribuer, suscitant comme on pouvait s’y attendre l’euphorie des commentateurs. Comme on pouvait s’y attendre aussi, six mois plus tard, l’euphorie s’est dissipée au profit d’un mauvais pressentiment, une fois encore. Rétrospectivement, les événements auront été une redite assez fidèle de la crise de la zone euro, n’était ce soupçon de folle audace qu’a représenté l’émission d’une dette commune.
En mars dernier, dans la panique générale qui a suivi les confinements en chaîne à travers l’UE, 13 chefs d’État, dont le Français Emmanuel Macron, appelaient à la création d’un instrument de dette commune, (ou “euro-obligations” [ou encore “corona-bonds”]) afin que l’UE assume une partie du fardeau financier appelé à s’alourdir sur les frêles épaules de nos États et leur évite une austérité à la grecque dans les années qui viennent. Ce à quoi la chancelière Merkel a évidemment répondu “nein”, tout en proposant, en guise de lot de consolation, un fonds de relance de 750 milliards d’euros financé par la levée d’une dette commune. Beaucoup d’argent, s’est-on dit, et puis sous une forme qui ressemble drôlement aux euro-bonds, dites donc. Hélas (comme déjà lors des plans pour la Grèce proposés à partir de 2010), tout cela n’était que de la poudre aux yeux.
Et les médias s’y sont laissé prendre, au moins dans un premier temps. Partout, la décision de Merkel de ne plus s’opposer aux transferts financiers communautaires a été saluée comme un “moment hamiltonien” (en référence à Alexander Hamilton, secrétaire au Trésor qui centralisa les dettes des États-Unis et y voyait un ciment de la fédération) qui marquerait le grand tournant de l’UE vers une union digne de ce nom.
Un tsunami d’austérité finira par déferler
Si, six mois après l’annonce de ce fonds de relance, les Européens n’ont plus d’étoiles dans les yeux, c’est qu’ils commencent à en mesurer l’insignifiance, mais aussi les dangers qu’il charrie. Pour vraiment défendre les plus vulnérables, il faudrait un fonds suffisamment généreux pour éviter les coupes d’austérité qui, dans le cas contraire, seront indispensables pour équilibrer les déficits budgétaires que Berlin ne manquera pas d’exiger des autres États dès que lui-même sera sorti du rouge. Or le montant proposé n’atteint pas le dixième de ce qu’il faudrait – autant dire que le tsunami de l’austérité finira tôt ou tard par déferler.
La toxicité de cette initiative ferait passer le Brexit pour une douce partie de campagne. Or ce potentiel de division est inhérent au plan de relance européen, avec une répartition par pays décidée avant même que ne soient connus les effets de la récession sur chacun. Un eurosceptique fourbe n’aurait pas rêvé mieux.
À peu près au moment où le fonds de relance était finalisé, les dirigeants européens ont décidé, ce qui était assez sensé, de déléguer à la Commission européenne d’Ursula von der Leyen toutes les décisions en matière de commandes de vaccins. L’Européen raisonnable s’est pris, ce qui n’était pas fou, à croire en l’avènement d’une nouvelle ère de coordination rationnelle et de solidarité paneuropéenne. Bien mal lui en a pris.
L’Europe, un continent riche et malsain à la fois
La politique de commandes de vaccins telle que l’a menée la Commission répondait à un impératif, et un seul : maintenir l’équilibre de l’axe franco-allemand. Comment, sinon, comprendre que Bruxelles ait réparti l’essentiel de son budget vaccins à parts égales entre l’allemand BioNTech et le français Sanofi (soit une commande de 300 millions de vaccins chacun), et procrastiné trois mois durant autour du vaccin (trop britannique dans une Europe post-Brexit) d’AstraZeneca ? Quand les essais cliniques du vaccin français ont commencé à prendre un retard inquiétant, faisant planer au-dessus de la Commission la menace d’une pénurie, ce fut la panique, exactement comme aux pires moments de la crise de la zone euro. L’UE est alors sortie de ses gonds et a menacé d’imposer une frontière traversant l’île d’Irlande pour contrôler les exportations de vaccins, révélant au passage toute l’hypocrisie de ses engagements en faveur des accords du Vendredi saint. Un épisode qui a rappelé de façon frappante les mauvais coups de la crise de l’euro, quand les dirigeants européens s’évertuaient à s’accuser les uns les autres – un petit jeu bien connu.
Voilà ce que Merkel laissera donc en héritage. Pour quoi a-t-elle dilapidé son immense capital politique ? Pour préserver le socle franco-allemand d’une UE qui concède aux classes dominantes européennes un pouvoir tel qu’aucun oligarque ne devrait pouvoir en jouir, en tout cas pas dans une société technologiquement avancée et libre, sinon dans un territoire politique spolié de toute autorité politique. Même lorsqu’elle a dû céder du terrain, comme ce fut le cas sur ce plan de relance, elle a finalement avalisé un mécanisme qui va redistribuer la richesse au détriment des travailleurs pauvres de son pays (et des contribuables de toute l’UE) et au profit d’oligarques grecs et italiens, bien en cour auprès de leur gouvernements respectifs.
Les responsables de l’UE et les oligarques européens, du nord au sud, sont associés pour dépouiller les peuples d’Europe, qu’ils soient malades ou bien portants, de toute capacité à participer au processus de décision. Treize ans après la crise de 2008, la pandémie est venue confirmer une dure réalité : l’Europe est le continent le plus riche mais aussi le continent le plus malsain du monde. L’UE est une vache à lait qui peut à la fois être soumise à volonté et accusée à l’envi, par les oligarchies nationales, de leurs propres échecs. Comme l’a écrit la romancière Arundhati Roy [sur la tragédie du Covid-19], la tragédie de l’Europe est “immédiate, réelle, épique, et elle se déroule sous nos yeux. Mais elle n’a rien de nouveau. C’est le naufrage annoncé d’un navire qui depuis des années tangue dangereusement.”