L’acteur-scénariste français est décédé à l’âge de 69 ans des suites d’un cancer. De Cuisine et dépendances au Sens de la fête, il a marqué le cinéma français de sa plume féroce et de ses antihéros bougons terriblement humains. Le journal belge Le Soir retrace son parcours avec émotion.
On aimait son air bougon et ses coups de gueule, son look de croque-mort et son sens de la repartie cinglante. Sa façon d’être comme sa manière de jouer revendiquaient le minimum de représentation et de séduction. Oui, il tirait la gueule dans les films comme dans la vie. En façade, par pudeur. Contestataire dans l’âme, vomissant la pensée unique, Jean-Pierre Bacri n’avait pas peur d’aller à rebrousse-poil et de dire :
Je ne vois pas ce qui m’interdit d’être de gauche et d’avoir de l’argent, d’être féministe en étant un homme, de défendre le Maghrébin de service sous prétexte que je ne le suis pas. Ce communautarisme me débecte.”
Il n’a jamais cultivé le sourire gratuit. Par honnêteté. “Pour aimer les autres, il faut s’aimer soi-même, mais pour s’aimer soi-même, il faut être aimé”, nous avait-il confié un jour. Après ça, comment ne pas l’aimer…
L’acteur-scénariste est décédé à l’âge de 69 ans et va terriblement nous manquer. Car il connaissait si bien la chanson de la comédie humaine. Son livre de chevet était L’Homme sans qualités, de Robert Musil. C’est dire. Il était aussi artiste à revendiquer sa paresse, mais il ne cessa jamais de jouer, d’écrire. Avec sa complice Agnès Jaoui, il a marqué les années 1990 et 2000 grâce à des scénarios jubilatoires qui interrogent sur la cruauté de la banale réalité de notre monde, de nos vies. Cette écriture intelligente à hauteur d’hommes leur vaudra quatre césars.
Alger, le théâtre et Agnès Jaoui
Né en Algérie en 1951, Jean-Pierre Bacri débarque à Cannes avec sa famille en 1962. Grâce à son père, facteur la semaine mais ouvreur le week-end dans un cinéma de la ville, il va découvrir le septième art. Son bac en poche, il fait un passage en “visiteur” à la faculté des lettres avant de s’inscrire au Cours Simon.
Pour gagner sa vie, il fait des petits boulots comme placeur à l’Olympia. En parallèle, il écrit des pièces de théâtre. Banco. En 1979, il reçoit le prix de la Fondation de la vocation pour sa pièce Le Doux Visage de l’amour. La même année, il décroche un petit rôle dans Le Toubib, avec Alain Delon, mais c’est le rôle de Jacky Azoulay, proxénète, dans Le Grand Pardon, d’Alexandre Arcady, en 1982, qui le révèle au grand public. Il enchaîne les seconds rôles : La Septième Cible, Subway, L’Été en pente douce, Mes meilleurs copains, La Baule-les-Pins…
Il suit en parallèle une carrière sur les planches (qui lui vaudra deux molières, celui de l’auteur en 1992 pour Cuisine et dépendances et celui du comédien en 2017 pour Les Femmes savantes). C’est lors des répétitions de la pièce L’Anniversaire, d’Harold Pinter, en 1986, qu’il croise Agnès Jaoui, jeune comédienne. Coup de foudre intellectuel et sentimental. Cette rencontre opère un tournant dans sa vie et sa carrière. Jusqu’à la consécration en 2000 avec le césar du meilleur film et celui du meilleur scénario pour Le Goût des autres. Deux ans plus tôt, il décrochait le césar du meilleur second rôle pour On connaît la chanson d’Alain Resnais, sur un scénario de Jaoui-Bacri.
Quand Bacri rit
Bacri sans Jaoui, c’est aussi toute une histoire qui lui donnera six nominations pour le césar du meilleur acteur. Ça lui prenait de temps en temps si le scénario était bon, si les partenaires lui plaisaient. Faire l’acteur flatte la part vaniteuse qui est en l’homme. Il le savait, il le disait.
Le risque, c’était dans l’écriture qu’il le prenait parce qu’il y met son âme. Mais le jeu est aussi une drogue participant au plaisir pur. Alors, il faisait confiance. Et campa des personnages souvent râleurs et désabusés, mais pas uniquement.
On lui a parfois reproché de faire du Bacri. Mais c’est pour sa faculté à bougonner comme personne dans le pur esprit français que certains cinéastes iront le chercher. D’autres ont eu envie de l’emmener plus loin comme Nicole Garcia dans Selon Charlie, Alain Chabat dans Didier, Michel Leclerc dans La Vie très privée de monsieur Sim ou Noémie Lvovsky, qui, dans Les Sentiments, le transforme en homme amoureux confronté à la réalité, en homme qui rit, sourit, est heureux.
Plus près de nous, en 2017, il y eut Olivier Nakache et Éric Toledano avec Le Sens de la fête. Bacri excelle en “wedding planner” sous haute tension. Le duo de cinéastes nous avait raconté comme ils l’avaient convaincu : “Sachant qu’il est expéditif dans ses réponses et dit souvent non dans les quarante-huit heures, on n’avait pas pris le temps d’écrire le scénario avant. On a été le voir en lui disant : ‘On n’a pas encore écrit le scénario mais comment faire pour que vous ne disiez pas non tout de suite ?’ Il a rigolé, on a eu son retour sur notre cinéma. Il nous a dit : ‘Vous avez redonné de la noblesse aux films populaires.’ Et nous a répondu que son seul critère, c’était un bon scénario. On l’a écrit, et on le lui a soumis au fur et à mesure de l’écriture pour qu’il donne son avis, des indications. À l’usure, on est arrivés à ce qu’il dise oui.”
Et d’expliquer sa manière d’aborder son rôle :
Dès le départ, Bacri vous donne les règles. Il est assez carré. C’est un peu comme si on recevait le mode d’emploi. Il nous a dit qu’il est bon dans les premières prises, qu’il se fatigue vite de s’entendre jouer. Il ne s’aime pas donc ne peut pas se voir au combo. On s’est bien entendus.”
Ses deux derniers films, qui datent de 2018, nous laissent dans une grande mélancolie. Car Bacri, aujourd’hui, c’est fini ! Dans Photo de famille, où il campe un père, il dit : “Un matin, on se réveille, on est vieux, et on ne sait plus comment faire.” Dans Place publique, le dernier film de son tandem avec Agnès Jaoui, il imite le Yves Montand des Feuilles mortes et sa voix chante : “Mais la vie sépare / Ceux qui s’aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit…”
Bacri-Jaoui, un tandem incontournable
Dans le cinéma français, il y eut Audiard, Prévert… Et un jour, au début des années 1990, il y eut le tandem Jaoui-Bacri – les “Jacri”, comme les appellera Alain Resnais. Une aubaine. Car ils avaient un regard aiguisé sur le genre humain, le goût du verbe développé, défendant un bel esprit d’indépendance, traquant avec obstination les mesquineries qui plombent la vie. Ensemble, ils s’inspiraient pour traduire la condition humaine. La musique de leurs dialogues était une jubilation. Toujours grinçants, féroces, sans complaisance. Cela a commencé avec Cuisine et dépendances. Une pièce de théâtre. Le succès pousse Cédric Klapisch a en faire un film. Re-succès. Ensuite, ce fut comme un rendez-vous. D’abord avec Alain Resnais à la mise en scène pour Smoking/No smoking puis On connaît la chanson. Ensuite, ils ont œuvré à eux deux avec Agnès Jaoui à la réalisation. Cela permit de jolies rencontres croisées. La première dans un petit café près de la Bastille, au pied de leur immeuble, avant qu’ils ne soient le couple de scénaristes le plus en vue du cinéma français. La dernière date d’il y a deux ans dans un hôtel bruxellois. La complicité était réelle. Un temps, elle fut même amoureuse. En trente ans, ils n’ont pas changé leur manière de fonctionner. Elle racontait : “Le temps passe mais pas quand on écrit. C’est toujours pareil : on a les mêmes rendez-vous de 15 à 19 heures, les mêmes passes où on se demande de quoi on parle, les mêmes doutes, les mêmes joies. On est quasiment dans le même lieu, toujours avec deux stylos et deux cahiers. La méthode n’a pas changé. Les idées viennent en parlant ensemble, mais il y a aussi beaucoup d’idées qu’on a parfois eu cinq ou dix ans avant sans qu’on réussisse à les traiter ou à les développer. C’est une longue continuité depuis trente-deux ans que l’on se connaît.” Lui enchaîna : “On aime ces rendez-vous que l’on se fixe pour écrire. On sait que quand on se voit, c’est toute une aventure qui recommence. Même si on doit s’arrêter deux mois à cause de nos projets respectifs, on sait qu’on reprendra et qu’il y a une chose qui est en train de voir le jour.” Gloire et fortune n’y ont rien changé. La mort, par contre, vient de briser ce fil si précieux.