En Équateur, le balsa emporté par la fièvre éolienne

En Équateur, le balsa emporté par la fièvre éolienne

Le boom de l’énergie éolienne fragilise l’Amazonie équatorienne, qui assure 75 % de la production mondiale de ce bois utilisé pour fabriquer des pales de turbines. Premières à en souffrir : les communautés indigènes.

D’Ewegono (Équateur)

À la fin de 2019, les premiers bûcherons sont arrivés à Ewegono, un village où vivent neuf familles huaoranis, sur la rivière Curaray, au cœur de l’Amazonie équatorienne. Ils cherchaient du balsa. Cette essence à croissance rapide, dont le bois sert à fabriquer les pales d’éoliennes, connaissait alors une pénurie mondiale. Au début, les villageois “ont attrapé des tronçonneuses, des haches et des machettes pour abattre les arbres”, explique le chef du village, Saúl Nihua. Ils pouvaient gagner jusqu’à 150 dollars [123 euros] par jour, une fortune dans une région où la plupart des gens n’ont pas de travail.

La récolte a très vite dégénéré en foire d’empoigne. Quelques bûcherons ont obtenu des permis avec l’aide des Huaoranis, mais d’autres en ont fabriqué des faux et ont envahi la réserve indigène. Les habitants des localités moins écartées coupaient autant de balsas qu’ils le pouvaient, entassant les troncs en bordure de la route d’Arajuno, la ville la plus proche, raconte Saúl Nihua. Des acheteurs arrivant avec leurs camions payaient à peine 1,50 dollar [1,23 euro] par arbre. “Ils ont massacré la végétation, au mépris des limites légales”, déplore Saúl Nihua, qui reconnaît sa part de responsabilité. Il a en effet encouragé les Huaoranis à gagner de l’argent grâce à ce bois si prisé. L’argent et l’alcool ont coulé à flots et alimenté les violences familiales.

Ruée vers l’or

La crise trouve son origine à des océans de là, au sein des plus grandes économies mondiales confrontées à la croissance de la demande d’énergie éolienne. Du fait des objectifs ambitieux limitant le recours aux combustibles fossiles, et des progrès technologiques qui permettent de fabriquer des turbines à moindre coût, la capacité mondiale de l’éolien a connu une croissance de 9 % par an au cours des dix dernières années. En 2020, la puissance installée a augmenté de 24 %, pour atteindre le chiffre record de 78 gigawatts (GW). Les parcs éoliens en Chine et aux États-Unis, qui représentaient 60 % de cette demande, se sont empressés de déployer de nouvelles installations avant l’échéance des programmes de subventions et de crédits d’impôts [en 2021 en Chine et en 2022 aux États-Unis]. “On se serait cru dans les derniers temps d’une ruée vers l’or”, témoigne le représentant d’un fabricant occidental d’éoliennes installé en Chine.

Contrairement à l’or, les éoliennes ne profitent pas uniquement à leurs propriétaires mais au monde entier. Mais, revers de la médaille, “l’envolée soudaine de la demande a mis à rude épreuve toute la chaîne d’approvisionnement du secteur”, explique Sashi Barla, de la société de conseil [spécialisée dans l’énergie] Wood Mackenzie. Et la première victime de cette fièvre de l’éolien a été l’Équateur, qui assure plus de 75 % de la production mondiale de bois de balsa – un mot espagnol qui signifie “radeau”.

Plusieurs tonnes de bois dans une pale

Rigide et léger, le balsa entre dans la composition des pales d’éoliennes : le cœur en bois est pris en sandwich entre deux “peaux” de fibre de verre qui renforcent sa résistance. Dans les années 1980, les éoliennes étaient équipées de pales de 15 mètres d’envergure et pouvaient produire 0,05 mégawatts (MW). Aujourd’hui, les éoliennes offshore ont des pales de plus de 100 mètres de long et génèrent jusqu’à 14 MW. Or plus une pale est longue, plus elle intègre de balsa. Aux États-Unis, les ingénieurs du Laboratoire national des énergies renouvelables (NREL) ont calculé que, pour une pale de 100 mètres, il ne fallait pas moins de 150 mètres cubes de balsa, soit plusieurs tonnes.

Cette essence atteint sa densité optimale en cinq à sept ans à peine. Les principaux fabricants de turbines comme Vestas au Danemark et Siemens Gamesa en Espagne se procurent l’essentiel de leur bois (ainsi que les mousses synthétiques, substituts moins recherchés) auprès de trois fabricants de matériaux d’âme structurelle. L’entreprise suisse 3A Composites possède plus de 10 000 hectares de plantations de balsa dans les plaines côtières d’Équateur. Une autre société suisse, Gurit, et le suédois Diab se fournissent auprès de producteurs et agriculteurs indépendants, auxquels ils donnent les semis et assurent une formation et qui font pousser du balsa avec d’autres cultures.

Hauts et bas du balsa

La demande de balsa est beaucoup moins prévisible que celle des sapins de Noël par exemple. C’est pourquoi, explique Ray Lewis, directeur de l’éolien chez Diab, “le marché du balsa a toujours été plus ou moins en crise”. Vers 2005, la hausse de la demande a incité les producteurs à planter davantage. Puis, quand en 2011, sous l’action conjointe de réglementations plus strictes et du ralentissement de l’économie chinoise, l’installation de turbines a considérablement diminué, le prix du balsa a dégringolé.

La dernière crise était différente. En 2018, l’envolée de la demande a très largement dépassé l’offre de balsa cultivé. Entre la mi-2019 et la mi-2020, le prix a doublé. En 2019, l’Équateur a exporté pour 219 millions de dollars [181 millions d’euros] de balsa, soit 30 % de plus que le précédent record de 2015. Au cours des onze premiers mois de 2020, les exportations ont atteint 784 millions de dollars [647 millions d’euros]. En 2020, Diab vendait le balsa 1 800 dollars [1 485 euros] le mètre cube – trois fois plus cher qu’en 2018.

Éoliennes chinoises partout dans le monde

Cette poussée de la demande venait essentiellement de Chine, qui a construit plus de turbines que tout autre pays. En 2006, la République populaire ne disposait que de 2,6 GW de capacité installée, contre 21 GW en Allemagne et 12 GW aux États-Unis. En 2019, alors que l’Allemagne était passée à 61 GW et les États-Unis à 105 GW, la Chine les avait distancés, avec 236 GW. À la fin de l’année dernière, le président Xi Jinping annonçait qu’il voulait porter la capacité de production éolienne et solaire à 1 200 GW à l’horizon 2030. Les constructeurs chinois de turbines comme Goldwin et Envision, fondés respectivement en 1998 et 2007, s’adjugent aujourd’hui près de 30 % du marché mondial. Ils ont installé des éoliennes dans des dizaines de pays.

La flambée du prix du balsa a également attiré des intermédiaires “comme le miel attire les abeilles”, commente Ray Lewis. En quarante ans d’expérience dans le secteur de l’énergie éolienne, c’était la première fois qu’il était sollicité par des entreprises dont il n’avait jamais entendu parler, proposant de lui vendre des camions de balsa. Il n’a pas donné suite. Les entreprises chinoises achetaient en revanche à tour de bras. Certaines ont installé des scieries en bord de route. Plus de 75 % des exportations équatoriennes de balsa au cours des onze premiers mois de 2020 sont parties en Chine. Bien qu’elle ait connu l’une de ses meilleurs années, Plantabal, la filiale équatorienne de 3A, a vu sa part des exportations de balsa tomber de 20-25 % à 8 % à peine, tandis que celle de Diab est passée de 15 % à 5 ou 6 %.

Payés en alcool ou en marijuana

Ce boom du balsa et l’effondrement qui a suivi ne sont pas sans rappeler la fièvre du caoutchouc amazonien au début du XXe siècle. Des collecteurs de latex [seringueiros], employés dans des conditions quasi esclavagistes, approvisionnaient l’Europe et les États-Unis en pleine industrialisation, jusqu’au jour où la production s’est déplacée vers l’Asie, les abandonnant à un sort encore plus misérable. Bien qu’ils soient mieux protégés, les indigènes équatoriens n’en restent pas moins vulnérables à l’exploitation. Les balseros, comme les exploitants miniers et pétroliers avant eux, ont tiré profit de la misère et de la naïveté des indigènes, assure Saúl Nihua. Les Huaoranis ne sont en contact avec le monde extérieur que depuis les années 1950. Les abatteurs étaient souvent payés en alcool ou en marijuana, ce qui n’a fait qu’aggraver les problèmes de toxicomanie et de violence.

Autre effet pervers : la surexploitation forestière. Le balsa n’est pas aussi bien protégé par la réglementation que d’autres essences plus rares. Les “espèces pionnières” à croissance rapide peuvent être abattues pratiquement partout, y compris dans la forêt pluviale, avec un simple “permis de collecte”. Pour “blanchir” les balsas abattus illégalement – sans permis officiel ou dans des zones protégées comme le parc national Yasuní, où vivent plusieurs tribus isolées –, les trafiquants peuvent les mélanger à d’autres essences, explique un agent des douanes. Des bûcherons ont prélevé des arbres trop jeunes pour fabriquer des pales ou expédié en Chine du balsa non séché, qui a pourri pendant le transport. Le ministère de l’Environnement équatorien se flatte d’avoir contrôlé 1,4 million de mètres cubes de balsa en 2020, soit le double de l’année précédente, et d’en avoir saisi quatre fois plus qu’en 2019 – ce qui, au total, représentait moins de 4 000 mètres cubes.

Indigènes contre bûcherons

Contrairement aux plus gros arbres de l’Amazonie, le balsa ne stocke que très peu de carbone, mais les coupes sauvages encouragent le trafic, la chasse et le prélèvement d’autres espèces végétales et animales. Le défrichage des berges des fleuves accroît les risques d’inondations. Global Forest Watch, un outil en ligne utilisant les données satellites pour suivre en temps réel les déforestations, a enregistré un nombre “inhabituellement élevé” d’alertes signalant des “pertes de couvert forestier” en Équateur au cours du second semestre 2020.

En octobre, au terme de plusieurs assemblées villageoises, les Huaoranis ont décidé de chasser les bûcherons. Les Wampís, autre peuple indigène établi sur une réserve de 1,3 million d’hectares sur la frontière de l’Équateur et du Pérou, a pris la même décision. Voyant que les intrus refusaient de partir, la tribu s’est emparée de sept bateaux chargés de bois. En représailles, le 2 décembre, les bûcherons ont pris 19 Wampís en otage sur un pont. Ceux-ci ont été relâchés quelques heures plus tard, après que les autorités péruviennes ont convaincu la tribu de restituer le bois.

Pour aller de Puyo à Ewegono, on emprunte une étroite route en lacet jusqu’à Arajuno, en passant devant deux grandes scieries. Puis à partir d’un petit port sur la rivière Curaray où il ne reste que quelques tas de sciure et de déchets d’un ancien camp forestier, on embarque sur un peke peke, un canoë de bois équipé d’un petit moteur. Les bûcherons ont quitté Ewegono juste avant l’arrivée de The Economist, en décembre, mais les signes du boom du balsa sont encore visibles : un foyer communautaire flambant neuf, une antenne satellite et un terrain de football tracé par de la sciure.

La crise est manifestement passée par là. Des troncs de balsa sont entassés en désordre près du fleuve. Le cours du bois a chuté de moitié, car les constructeurs chinois d’éoliennes ont arrêté la production jusqu’en février, après le nouvel an chinois. Les villageois font une collecte pour un homme qui s’est brûlé pendant une dispute familiale, alors qu’il était ivre. Au milieu du fleuve, les villageois cultivent du maïs sur une île broussailleuse où pratiquement tous les arbres ont été abattus. “Il y a trois ans, cette île était couverte de balsa”, soupire Johnny Tocari, représentant de la nation huaorani d’Équateur.

La fin de l’âge d’or

Le boom du balsa de l’année dernière aura peut-être signé la fin de l’âge d’or. La pénurie a incité les constructeurs à modifier au plus vite la composition des pales d’éoliennes, qui seront désormais fabriquées partiellement ou entièrement en PET (polytéréphtalate d’éthylène), une mousse synthétique meilleur marché mais longtemps considérée comme un matériau de moindre qualité. Depuis que Vestas, premier fabricant mondial d’éoliennes, a introduit les premières pales intégralement en PET, d’autres se sont ralliés à sa solution.

Wood Mackenzie prévoit que la part du PET passera de 20 % en 2018 à 55 % d’ici à 2023, alors que la demande de balsa restera stable. Les constructeurs chinois de pales continueront à utiliser le bois pendant encore quelque temps, car ils n’ont pas encore réussi à produire du PET à un prix compétitif. L’avenir à long terme du balsa comme composant des pales repose en partie sur la capacité à résoudre les problèmes que l’Équateur a rencontrés ces deux dernières années.

Les autorités équatoriennes et les indigènes espèrent y parvenir. En novembre, le ministère de l’Environnement a exclu le balsa de la liste des essences à croissance rapide pouvant être abattues avec des permis simplifiés.

Les Huaoranis projettent de créer une coopérative pour récolter le balsa de façon durable et le vendre à prix équitable à une scierie de Guayaquil. Des initiatives similaires fleurissent dans toute la région. Certaines sont financées par des ONG comme l’organisation écologiste américaine The Nature Conservancy, d’autres par des exportateurs de balsa comme Plantabal. Ils espèrent que les consommateurs d’énergie verte seront suffisamment vigilants pour exiger des bois produits dans le respect de normes sociales et environnementales rigoureuses. “Un habitant de Stockholm pourrait-il recharger sa voiture électrique sans état d’âme avec de l’énergie produite par du bois acheté illégalement en Amazonie ?” interroge le PDG de Plantabal, Ramón del Pino.

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