Ces odeurs qui entrent au musée

Ces odeurs qui entrent au musée

Quels effluves percevait Napoléon à Waterloo ? Quelles odeurs vous saisissaient dans une ville industrielle anglaise au XIXe siècle ? Et se souviendra-t-on encore dans un siècle de celle qu’exhalait une cigarette ? La reconstitution des senteurs et leur préservation intéressent de plus en plus la recherche et les musées, explique cette journaliste.

La transpiration causée par l’angoisse. Le crin de cheval. L’herbe mouillée, la terre après l’averse. Le soufre de la poudre à canon. L’eau de Cologne au romarin, à la bergamote et à l’orange amère. Un soupçon de cuir.

Telle a été – peut-être – l’odeur de la retraite de Napoléon après Waterloo, en 1815. En tout cas, ce sont quelques-uns des ingrédients sélectionnés par Caro Verbeek, historienne de l’art et chercheuse olfactive, en partenariat avec la parfumeuse Birgit Sijbrands, le créateur de parfums Bernardo Fleming, d’International Flavors & Fragrances, et le Rijksmuseum d’Amsterdam.

“Les guerres regorgent d’odeurs, assure Caro Verbeek. Dans leurs lettres, les soldats parlent moins de leurs blessures que de l’horreur des bruits et des odeurs. C’est ce qui nous permet de les connaître.” Nous savons également qu’il a plu le soir précédant la bataille, que la transpiration causée par la peur n’a pas la même odeur que la sueur ordinaire, et qu’il se trouvait plusieurs milliers de chevaux sur place. Nous connaissons également les ingrédients qui composaient le parfum de Napoléon – il s’en aspergeait des litres tous les jours et en portait même une bouteille dans sa botte.

Autant d’informations sur lesquelles Caro Verbeek s’est appuyée pour sa reconstitution [des odeurs de Waterloo], dans le cadre d’un projet baptisé “Sur les traces des senteurs oubliées”. Ces senteurs, le Rijksmuseum les propose – sur des bandelettes en papier ou dans des petits vaporisateurs réunis en collier – devant le tableau de la bataille de Jan Willem Pieneman, daté de 1824.

Le sens le plus difficile à préserver

Dans le domaine en plein essor des études olfactives, des scientifiques, des chercheurs, des artistes, des historiens et des experts du patrimoine culturel joignent leurs compétences pour travailler sur le sens qui est sans doute le plus difficile à préserver. Certains tentent de conserver les odeurs de notre époque – en particulier celles qui n’existeront peut-être plus dans quelques décennies. D’autres, comme Caro Verbeek, titulaire d’un doctorat en histoire de l’art, tentent de faire revivre certaines odeurs disparues en les reconstituant.

C’est la raison d’être d’Odeuropa, un groupe de recherche international consacré au patrimoine olfactif, qui vient de recevoir une subvention de 2,8 millions d’euros [de la part de l’Union européenne].

Ces odeurs qui sont en train de disparaître

L’histoire foisonne d’odeurs qu’on ne pourra plus jamais retrouver. En dépit des investigations poussées de Caro Verbeek, nous ne saurons jamais vraiment quelle a pu être l’odeur de la bataille de Waterloo. Ni celle d’ailleurs du Londres du Moyen Âge ou du New York des années 1930.

Parmi les odeurs qui sont d’ores et déjà en voie de disparition, citons les boules de naphtaline, les feuilles mortes qu’on brûle à l’automne, les rubans encreurs des machines à écrire, les premières crèmes solaires, et le tabac froid. Et, contrairement aux couleurs ou à la musique, par exemple, l’odeur ne se divise pas en catégories universellement reconnues. Même si la technologie a facilité l’isolement des composés chimiques, les odeurs dépendent aussi beaucoup du contexte. Autant dire que leur nombre est potentiellement infini.

Par ailleurs, il faut plus qu’une simple information olfactive pour les préserver. Chercheuse à l’Institute for Sustainable Heritage de l’University College de Londres, Cecilia Bembibre planche donc sur une méthode permettant de les archiver de manière systématique grâce à un mélange de chimie et d’outils plus empiriques.

C’est ce qu’elle a fait pour l’odeur des vieux livres, potentiellement menacée. La première étape consiste à sceller le livre afin que l’odeur puisse se concentrer pendant plusieurs jours. Puis on fait appel à la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse pour séparer et identifier chacun des composés chimiques, en vue de créer une sorte de recette ou de patron pour les historiens. La chercheuse conduit également des entretiens avec des volontaires et leur fait sentir l’odeur en question avant de leur demander de la décrire.

Cecilia Bembibre précise que l’application de la méthode scientifique – c’est-à-dire un langage universel et des techniques normalisées – à l’étude des odeurs relève de la gageure. “Quand on demande à un volontaire de décrire une odeur, dit-elle, il va avoir tendance à employer des termes liés à son vécu, du genre : ‘Ça sent comme les fonds de tiroir chez ma grand-mère.’ Cecilia Bembibre cherche à fusionner l’approche scientifique et les aspects plus sociologiques du travail sur le patrimoine culturel afin de mettre au point une technique hybride d’archivage des odeurs.

Si la recherche olfactive est une discipline qui commence à se faire connaître et qui obtient des financements à l’échelle internationale, l’odorat a longtemps été moins étudié que les autres sens, et il est parfois difficile, reconnaît Cecilia Bembibre, de convaincre les historiens, les sociologues et autres chercheurs que l’odeur est aussi importante que d’autres patrimoines immatériels, comme la danse ou les rituels religieux. “Ça progresse, mais ça reste à part”, observe-t-elle.

Un moyen de rendre l’art plus accessible

L’entrée des odeurs dans les musées peut être une manière de rendre l’art plus accessible, notamment pour les visiteurs malvoyants ou non voyants, ou ceux qui souffrent de troubles mentaux. Responsable adjointe de l’accessibilité au Metropolitan Museum of Art [de New York], Marie Clapot planche depuis quelques années sur l’intégration des odeurs au musée. “On a beaucoup travaillé sur le toucher, avec des dispositifs tactiles, sur le mouvement, sur le son, et puis un jour, je me suis rendu compte qu’on n’avait pas fait grand-chose sur les odeurs, se souvient-elle. Ça va au-delà du côté amusant. C’est une manière de rendre une œuvre d’art accessible.” Une manière aussi, poursuit-elle, d’intéresser à l’art des gens qui ne sont peut-être pas sensibles à son histoire au sens traditionnel du terme.

Marie Clapot a élaboré des odeurs qui peuvent être associées à des objets et intégrées à des visites guidées grâce à des bandelettes trempées dans l’huile. Elle a notamment créé une fragrance inspirée par une sculpture appelée Printemps dans le couvert de la flore (l’un d’une paire), de Pietro Bernini, elle-même inspirée des fleurs et des fruits du printemps italien, et un tableau de Pierre Bonnard où s’affrontent des couleurs chaudes et froides. Pour ce dernier, l’odeur choisie se composait de bois de santal et de patchouli pour évoquer la chaleur, et d’arômes plus froids, comme le méthyl-ionone.

L’importance du lieu

D’autres chercheurs se sont intéressés à la conservation patrimoniale des odeurs à travers le prisme plus large de leur localisation géographique. “L’odeur est intimement liée au contexte, explique Kate McLean, graphiste et chercheuse olfactive à l’université Christ Church de Canterbury. Par exemple, on va aimer l’odeur du poisson dans un marché aux poissons, mais on la trouvera peut-être incongrue au milieu d’un jardin public.” Kate McLean s’efforce ainsi de conserver les odeurs in situ, organisant des “promenades olfactives” dans le monde entier. C’est comme ça qu’elle a cartographié le paysage olfactif de Staten Island [aux États-Unis] ou de Pampelune, en Espagne, associant à chacun de ces endroits les impressions sensorielles des visiteurs.

Dans le cadre d’un projet intitulé “Two Centuries of Stink” (“Deux siècles de puanteur”), elle a également dressé la carte des odeurs de Widnes, une ville industrielle [du nord-est de l’Angleterre] en remontant jusqu’aux années 1860 et en s’appuyant sur des témoignages d’habitants et des sources écrites. Longtemps, les effluves qui ont caractérisé Widnes étaient dus à des procédés chimiques interdits depuis.

Caro Verbeek ressuscite les odeurs d’antan, comme elle l’a fait pour la bataille de Waterloo, en composant un “parfum” associé à un événement historique, à un personnage ou à une œuvre d’art. C’est ainsi qu’elle a reconstitué l’odeur du vestiaire de l’équipe de football des Pays-Bas après sa victoire à l’Euro 1988 (huile de coco, transpiration, champagne, déodorant Fresh Up, vêtements sales et une marque bien précise de gel douche). Elle s’est également plongée dans l’histoire de la médecine pour reproduire celle de l’embaumement de Guillaume le Taciturne, prince d’Orange, après son assassinat, en 1584. “C’est un parfum frais, médicinal, agréable”, sourit Caro Verbeek, qui précise qu’une trentaine d’ingrédients ont été utilisés pour ledit embaumement, dont la myrrhe, l’origan, la sauge, la lavande, le romarin, l’iris et le musc.

La chercheuse s’appuie souvent sur des écrits, comme les archives médicales, se servant de son propre odorat ou interrogeant des “témoins olfactifs”, comme dans le cas de l’équipe de foot des Pays-Bas.

Des odeurs qu’on ne fait qu’approcher

Parmi les odeurs de lieux qui sont en train ou qui risquent de disparaître, on peut citer aux Pays-Bas celle des polders, ces basses terres utilisées pour l’irrigation et l’élevage laitier. Depuis quelques années, les polders sont victimes des inondations et des programmes d’artificialisation qui prévoient d’y construire des usines ou des logements. Certains craignent qu’ils ne disparaissent peu à peu avec l’élévation du niveau de la mer. En 2005, l’artiste Birthe Leemeijer et Alessandro Gualtieri, du parfumeur Nasomatto, ont travaillé avec les habitants de Mastenbroek, petit village posé sur un polder, à la création d’un parfum baptisé “Essence de Mastenbroek” [en français dans le texte], adopté par beaucoup de Néerlandais qui sont partis s’installer à l’étranger et qui ont le mal du pays.

Ce qui rend ce projet si beau et si fort, c’est surtout le fait qu’il ne fait qu’approcher l’odeur du polder – il ne pourra jamais totalement la recréer. “Quelle que soit la méthode que vous utilisiez, que ce soit la chromatographie en phase gazeuse ou l’analyse des molécules prélevées sur des objets d’époque, ce ne sera jamais une reconstitution fidèle, reconnaît Inger Leemans [chef de projet à Odeuropa]. Même si on avait la description exhaustive d’un parfum du XVIIIe siècle et qu’on avait les moyens de le reconstituer, cela donnerait malgré tout une odeur différente sur notre corps du XXIe siècle. Ce sera toujours une interprétation.”

Sophie Haigney

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