Fran Lebowitz incarne une certaine idée de la New-Yorkaise, intellectuelle au goût sûr et aux répliques caustiques. Martin Scorsese lui a consacré une série documentaire, à voir sur Netflix. Pour la presse de New York, c’est le meilleur antidote qui soit à la morosité qui, en pleine pandémie, s’est emparée de la ville.
“Y a-t-il spectacle plus délicieux que Martin Scorsese appréciant la compagnie de quelqu’un ?”, interroge The New Yorker. Les éclats de rire du cinéaste new-yorkais ponctuent Si c’était une ville, la série documentaire qu’il consacre à sa grande amie Fran Lebowitz. Les coups d’œil que celle-là lui lance parfois, pour vérifier que ses bons mots ont fait mouche, sont tout aussi savoureux. Le titre renvoie à l’une de ces reparties caustiques dont elle a le secret, lorsqu’elle s’en prend aux touristes ou aux passants qui, le nez dans une carte ou sur l’écran de leur téléphone portable, se figent soudain au milieu du trottoir et empêchent les autres de passer : “Pretend it’s a city !” Une façon de dire : faites donc comme si vous étiez dans une ville, avec des gens autour de vous !
Une institution héritée des seventies
Peu connue en France, Fran Lebowitz, 70 ans, est une institution pour les habitants de la Grosse Pomme. Née dans une famille juive du New Jersey, elle a pris la poudre d’escampette dès qu’elle a pu. Elle s’est installée à New York en 1969 et n’en est jamais repartie. Acerbe observatrice des travers de ses contemporains, elle est “une écrivaine célèbre pour n’avoir rien écrit depuis des décennies”, relève, un peu cruel, le tabloïd New York Post.
Autrice de Metropolitan Life (1978) et de Social Studies (1981), deux recueils de textes humoristiques remarqués et restés inédits en français, elle a en effet (et de son propre aveu) connu par la suite une panne d’inspiration. À tel point que son travail, “ces quarante dernières années, a essentiellement consisté à être Fran Lebowitz : une femme brillante, déterminée, bougonne, à la langue affûtée et qui n’aime rien tant que donner son avis très tranché sur tout et n’importe quoi”, résume The New Yorker. Elle multiplie les conférences et les interventions rémunérées aux quatre coins du pays – “notamment sur les campus d’université, où les jeunes l’adorent”, précise le New York Times.
“Lebowitz est une femme qui s’est entièrement inventée et le genre de personne qui ne peut exister et s’épanouir qu’ici”, à Manhattan, reprend le New York Post. “Elle nous rappelle les années 1970, lorsque les auteurs et les intellectuels étaient des invités réguliers des plateaux télé – de jour comme de nuit – et qu’ils étaient aussi populaires que les athlètes et les stars de cinéma.”
Une New-Yorkaise brute de décoffrage
Dix ans après Public Speaking, filmé pour la chaîne câblée HBO, Si c’était une ville est le deuxième documentaire que Martin Scorsese consacre à Fran Lebowitz. Dans des scènes tournées en 2019, avant que l’épidémie de Covid-19 ne fonde sur le monde, l’écrivaine raconte sa ville, devenue sa patrie. Son humour et ses formules hilarantes sont comme un baume au cœur des New-Yorkais, laminés par des mois de confinement. “L’entendre rouspéter et donner son avis est un excellent remontant. Cette râleuse du quotidien à nulle autre pareille est ce qu’il y a de plus drôle et de réconfortant à regarder en ce moment”, relève le New York Post : “En ces temps si incroyablement troublés et stressants, Fran Lebowitz nous donne la permission de rire. Comme toujours, elle est brute de décoffrage, condescendante et jamais avare de jugement ; il n’y a rien d’intouchable pour cette femme qui peut lancer une pique contre tout et n’importe qui.
Elle se contrefiche de votre ressenti. Vous ne pourriez rêver meilleure voisine de table à un dîner.”
Dans l’un des sept épisodes qui composent la série, Fran Lebowitz raconte que des jeunes l’accostent parfois dans la rue pour lui dire à quel point ils regrettent de ne pas avoir connu le New York des années 1970. Elle s’en amuse : quand elle avait leur âge, jamais il ne lui serait venu à l’idée d’aborder des gens plus âgés pour leur dire qu’elle aurait aimé vivre dans les années 1940. “Lebowitz est la dernière représentante d’une espèce en voie de disparition : la New-Yorkaise revêche, convaincue d’être plus maligne que tout le monde ; elle n’a que mépris pour ceux qui ne sont pas d’accord avec elle, ne tiennent pas le rythme ou sont venus à New York pour de mauvaises raisons et rêvent d’en faire une ville propre, sûre et gentille. Fran Lebowitz, fidèle à la longue tradition des New-Yorkais qui n’en ont rien à f…, n’a pas de temps à perdre avec les ‘safe spaces’, les avertissements avant contenu potentiellement choquant et le politiquement correct”, commente encore le New York Post.
Un coup de savate en forme de lettre d’amour
Hostile aux nouvelles technologies (elle n’a pas de portable, mais sait parfaitement ce que sont Instagram et Twitter), réfractaire à la langue de bois, Fran Lebowitz pose tout de même une énigme au New York Times : “Tout le monde aime Fran. Mais pourquoi ?” Ginia Bellafante, qui depuis 2011 rédige des chroniques sur la vie new-yorkaise pour le journal, hausse un sourcil quand elle entend l’essayiste employer le “nous” pour parler des difficultés de logement à New York. Il faut préciser ici que l’écrivaine habite un appartement à plusieurs millions de dollars dans le quartier de Chelsea. “Fran Lebowitz, dont le sens du timing est impeccable en toutes occasions, comprenait la ville dont elle se languit mieux que celle qui lui est offerte désormais – c’est un endroit dont les complexités et les contradictions peuvent lui échapper.”
Même s’il est souvent prévisible (le métro pue, les bus n’arrivent jamais, les habitants sont obsédés par le sport), le New York de Fran Lebowitz n’est pas le New York de tous les New-Yorkais et, pour le New York Times, qu’il soit en voie avancée de disparition n’est pas un mal. “On espère que le comique auquel se livre Lebowitz, lequel est issu d’une longue et riche tradition à New York, finira par refluer suffisamment pour laisser la place à quelque chose de plus chaleureux et de plus généreux”, glisse Ginia Bellafante. En attendant, par ces temps éprouvés, les valeurs sûres restent les meilleurs refuges. Comme l’écrit le New Yorker : “Il semblerait que la seule chose qui ne change vraiment pas à New York, ce soit Fran Lebowitz. Son obstination à rester la même femme têtue, énervante et hilarante est une source de réconfort à une période où tout semble vaciller. Il y a quelque chose de délicieux à l’entendre se plaindre et à être si éhontément mesquine à une époque où cela est tellement mal vu.
C’est comme si elle refilait un coup de savate à sa ville alors que celle-là mord déjà la poussière, et c’est exactement ce dont une lettre d’amour à New York devrait avoir l’air.”