Sorti le 29 janvier, le premier album de cette jeune Londonienne illumine notre hiver confiné. Portrait d’une chanteuse qui aspire à être bien davantage que la porte-parole d’une jeunesse bousculée par l’épidémie de Covid-19.
Être jeune en 2021 est suffisamment difficile sans que vous soyez bombardée porte-parole de votre génération. À l’écoute de son premier album, Collapsed in Sunbeams, on comprend toutefois pourquoi Arlo Parks a hérité dans les médias de ce titre encombrant. Car, à 20 ans, la jeune femme, cérébrale, originaire d’Hammersmith, dans l’ouest de Londres, a un talent inné pour décrire – à travers des textes riches posés sur un mélange aérien de soul aux accents jazzy et de pop indé langoureuse – les réalités simples de la jeunesse, de la solitude et d’une quête plus globale de sa place dans le monde.
Sans compter que sa musique, paisible et pensive, trouve un écho particulier en cette période de ralentissement imprévu. Elle a été l’une des rares artistes à jouer à Glastonbury en 2020… devant un public de vaches, une équipe de télévision et la présentatrice Lauren Laverne [la pandémie ayant empêché le festival d’accueillir du public]. Elle est une ambassadrice de Calm, Campaign Against Living Miserably – un organisme qui milite pour la bonne santé mentale. Durant cette année marquée pour la plupart d’entre nous par une paralysie générale, elle est passée du statut de parfaite inconnue à celle de révélation encensée par Michelle Obama et Billie Eilish. Pas étonnant qu’il ne soit pas facile de gérer tout ça.
Un succès mondial, depuis la maison
“À cause de la période très particulière que nous traversons, j’habite toujours chez mes parents. Je joue au Scrabble avec mon père et je bouquine”, glisse-t-elle tout en dédicaçant des copies de son album sur la table de sa cuisine, tandis que nous conversons [en visioconférence].
C’est assez surréaliste. Ça fait des années que j’écris des chansons dans ma chambre, en privé, pour le plaisir. Et tout d’un coup, tout le monde parle de moi à un moment où il est impossible de partir en tournée. Tout ça me sidère, mais, d’une certaine manière, c’est comme si rien n’avait changé.”
Parks s’est fait connaître en évoquant les éternels problèmes de l’adolescence avec des mots qui les ancrent dans l’époque actuelle. Le bouleversant Black Dog (extrait : “C’est tellement cruel ce que votre esprit peut faire sans la moindre raison”) parlera à quiconque ayant souffert ou connu quelqu’un frappé par la dépression, mais le titre touche particulièrement la première génération des digital natives – ces jeunes qui ont grandi avec Internet. D’après un rapport publié par l’Association américaine de psychologie en octobre 2020, plus de 70 % des jeunes adultes ont souffert de symptômes dépressifs l’année dernière.
“Raz-de-marée émotionnel”
On comprend pourquoi. Vissés sur leurs téléphones portables, les jeunes de la génération Z déroulent un fil d’actualités apocalyptiques et sont de plus en plus submergés par le désespoir. “J’ai écrit Black Dog pour ma meilleure amie et pour parler d’elle, explique Parks. J’ai vu de mes propres yeux quelqu’un souffrir abominablement sans raison apparente. Je ne pouvais pas me l’expliquer, il n’y avait aucune cause évidente, et je me sentais impuissante face à ça. Ça a été un raz-de-marée émotionnel pour moi.”
Collapsed in Sunbeams, qui tire son nom d’une nouvelle de Zadie Smith, De la beauté, publiée en 2005 [et traduite en français aux éditions Gallimard], n’est pas seulement emblématique de la génération Z en raison de la tristesse qu’il exprime. Il représente également une nouvelle forme d’ouverture avec une approche mêlant toutes sortes d’influences, œuvre d’une artiste ayant grandi avec la totalité de l’histoire de la musique enregistrée disponible d’un simple clic. “C’est peut-être seulement le cercle londonien dans lequel j’évolue, mais j’ai l’impression que les conversations sont plus ouvertes, sur les questions de sexualité, de santé mentale, etc., explique Parks. Pour faire cet album, nous avons passé des heures à écouter de tout, de Radiohead à Sister Sledge, en passant par Aphex Twin. Aujourd’hui, on peut vraiment aller dans n’importe quelle direction, c’est super exaltant.”
Avec ses références à Robert Smith, chanteur de The Cure, ses histoires d’amourettes secrètes et de pétards fumés à Peckham Rye [un quartier branchouille de Londres], l’album ressemble parfois au journal intime d’une adolescente ultrasensible. Une chanson se distingue spécialement. Dans Eugene, Parks chante le délicieux malheur d’une jeune femme tombant amoureuse de sa meilleure amie, juste avant que celle-ci ne tombe dans les bras d’un nouveau petit ami. “Tu glisses tes mains sous sa chemise, tu lui joues des morceaux que je t’ai fait découvrir”, se lamente-t-elle avant de dévoiler la trahison ultime : “Tu lui lis Sylvia Plath [la poétesse américaine]. Je croyais que c’était notre truc à nous.”
Bien dans ses baskets
“C’est inspiré d’une expérience quand j’avais 14 ans, confirme Parks. Je voulais tout dire de ces mesquineries et de ces accès de jalousie que l’on ressent quand on essaie de se raccrocher à une relation, de rester le point d’attention de quelqu’un. Eugene peut se comprendre comme une chanson sur votre meilleure amie et votre sentiment d’usurpation quand quelqu’un d’autre entre dans l’équation. Vous vous dites : ‘Je croyais que j’étais le centre de ton univers !’”
Bien qu’elle ait un don pour mettre les tragédies de l’adolescence en musique, il semble que Parks ait eu une enfance relativement heureuse. Née d’un père nigérian et d’une mère française, elle décrit son adolescence dans une école privée d’Hammersmith [à Londres] comme une période où elle faisait “beaucoup de sport, travaillait dur et passait du temps à la bibliothèque avec des gens qui faisaient la même chose”. Elle commence à écrire des poèmes à l’âge de 7 ans, puis, à 14 ans, elle se met à la guitare et commence à mélanger les deux. Deux ans plus tard, elle entre au lycée et acquiert un degré supplémentaire de confiance en elle. Elle déclare sa bisexualité et envisage plus sérieusement de faire carrière dans la chanson. “J’ai rencontré mon cercle comme ça”, dit-elle à propos de cette période.
J’avais des amis qui voulaient être auteurs ou acteurs, tandis que mes parents voulaient juste que je sois heureuse, ce dont je leur suis extrêmement reconnaissante. Résultat, je me suis sentie bien dans ma peau, j’ai commencé à faire la fête, à être plus exubérante. Mais cette part introspective de moi-même est toujours là. C’est de là que me viennent mes chansons.”
Pas une porte-parole des jeunes
Trouvant l’inspiration dans des figures comme Frank Ocean, star américaine de R & B, ou King Krule, chanteur culte du sud de Londres, dans quelques livres favoris comme Mrs Dalloway, de Virginia Woolf (“Elle part dans les méandres d’une phrase, manque de s’y perdre, avant de vous ramener avec elle”), ou Just Kids, de Patti Smith (“Un condensé de tout ce qu’il y avait d’étrange, de romantique et de destructeur dans la vie d’un artiste dans le New York des années 1970”), Parks part en quête de sa propre voie. Elle commencer à jouer dans de petites salles et est repérée par le label indépendant Transgressive, où elle sort son premier EP, Super Sad Generation, en 2019. Un an plus tard, il lui a fallu quelques semaines pour boucler son album, entre janvier et mars, confinée dans un appartement Airbnb de l’est de Londres avec le producteur Paul Epworth et le musicien-compositeur Gianluca Buccellati.
Quant à être la porte-parole d’une génération, ce n’est pas le souhait de la jeune femme. “Je ne suis la porte-parole que de moi-même, explique-t-elle. Je parle de ce que j’ai vécu, de ce que j’ai vu, et il se trouve que j’ai 20 ans, donc je parle des choses de l’adolescence. Je ne veux pas être un porte-parole.” Alors que veut-elle ? “Plus que tout, je voudrais refaire des concerts. Quand ça va redémarrer, ça va être explosif !”