À Saint-Nazaire, l’histoire derrière la dispute franco-allemande sur les sous-marins nucléaires

À Saint-Nazaire, l’histoire derrière la dispute franco-allemande sur les sous-marins nucléaires

Le constructeur de moteurs Diesel allemand MAN provoque l’ire du gouvernement français. Au centre de la dispute : les sous-marins nucléaires, leur force de dissuasion et aussi l’héritage d’un ingénieur allemand d’abord au service des nazis puis des Français, raconte le quotidien de Munich Süddeutsche Zeitung.

Bruno Le Maire doit faire une déclaration, et sans tarder. Il s’agit de Volkswagen. Des problèmes ont été détectés sur ses moteurs Diesel, ceux que sa filiale MAN produit pour les navires. “Nous sommes en discussion avec Volkswagen”, explique le ministre français de l’Économie et des Finances.

À Paris, le gouvernement tire la sonnette d’alarme. Il soupçonne MAN de vouloir fermer son site de production à Saint-Nazaire, sur la côte atlantique. “Le groupe Volkswagen est tenu, au titre des engagements qu’il a pris, de maintenir sur notre territoire national les activités de défense et les capacités industrielles qui y sont associées”, a déclaré Bruno Le Maire avec fermeté.

Son inquiétude ne porte toutefois pas sur n’importe quel type de moteurs Diesel. Il s’agit ici de ceux destinés aux sous-marins nucléaires de la marine française. Et si nécessaire, a laissé entendre le ministre dans les médias, la France pourrait obliger Volkswagen à vendre son site de Saint-Nazaire.

L’affaire est particulièrement délicate. Les moteurs Diesel de MAN sont utilisés comme équipements de secours sur les sous-marins à propulsion nucléaire français. Sans eux, les sous-marins pourraient être paralysés et les capacités défensives de la France, ainsi que sa force de dissuasion nucléaire, fortement réduites.

L’héritage de l’ingénieux monsieur Pielstick

Les craintes du ministre français ont été accrues par l’annonce d’un plan massif de suppression d’emplois. La branche MAN Energy Solutions, dont le siège se trouve à Augsburg, a en effet prévu de supprimer 2 600 postes dans le monde. Parmi les sites concernés, celui de Saint-Nazaire, qui appartenait auparavant à Pielstick, une marque à la réputation bien établie dans le domaine de la construction mécanique. Ce nom a longtemps été synonyme de moteurs Diesel de haute qualité – il sonne aussi très allemand.

En réalité, derrière ce conflit franco-allemand de 2021 se cache une autre histoire, plus ancienne : celle de l’ingénieur Gustav Pielstick, qui a d’abord travaillé pour les nazis, puis pour les Français. Ce qui rend l’affaire encore plus épineuse.

Né en Frise orientale en 1890, Pielstick construisait déjà des moteurs de sous-marins pour MAN à Augsburg pendant la Première Guerre mondiale. Il a ensuite conçu les systèmes moteurs des croiseurs lourds Deutschland et Graf Spree. Puis, sous le régime nazi, il a été nommé responsable de la division Diesel de MAN et a construit des moteurs de haute performance permettant d’étendre le conflit mondial aux océans.

La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a toutefois pas marqué la fin de sa carrière. Bien que l’armée américaine ait interdit à Pielstick de poursuivre son travail chez MAN, la France, elle, lorgnait le savoir-faire de l’ingénieur allemand. En 1946, ce dernier se voit donc confier la direction d’un bureau d’études qui deviendra le centre de production de Saint-Nazaire. C’est ainsi que Pielstick développera pendant presque toute sa vie des moteurs pour navires de guerre et parviendra à faire de son nom une marque respectée – cette fois pour les Français. Par la suite, l’entreprise a élargi sa clientèle pour équiper les flottes de plus de 70 nations ainsi que des bateaux de croisière. Puis, en 1998, la société, rachetée par le français Alstom, est passée sous le contrôle de MAN. La boucle était bouclée.

Un conflit ou Français et Allemands misent sur la tactique

La dispute qui oppose aujourd’hui la France, MAN et Volkswagen autour de l’héritage de Pielstick est particulièrement complexe. Tout le monde mise sur la tactique et personne n’attaque ouvertement. Mettant en avant des clauses de confidentialité, on refuse de dévoiler le détail des garanties de maintien prises par Volkswagen envers la France lors du rachat de MAN en 2011. Garanties que fait valoir Bruno Le Maire aujourd’hui. Il s’agit en substance de l’obligation pour MAN de maintenir en France une activité de production et de maintenance stratégique pour les bâtiments de guerre français.

À en croire les informations du journal Les Échos, dès l’automne 2019, MAN aurait fait part au ministère français de la Défense de son intention d’arrêter sa production de moteurs à Saint-Nazaire. N’ayant reçu de réponse rassurante d’Augsburg à une lettre de rappel du ministère de la Défense, Bruno Le Maire est passé à l’action. Chargé de superviser les investissements étrangers, le ministre des Finances pourrait, dans le pire des cas, obliger MAN à vendre son site de production. Il dit en effet avoir été informé par les syndicats locaux de possibles manquements de l’entreprise allemande à ses engagements de 2011.

La prochaine génération de sous-marins

Dans la filiale de Volkswagen, on se déclare surpris. Et on dément. L’entreprise reconnaît que son plan de restructuration fera disparaître 75 postes sur 650 sur le site de Saint-Nazaire, mais qu’il “n’aura aucun effet sur la production des moteurs Diesel de sous-marins fabriqués à Saint-Nazaire”. Pas question de se laisser accuser de manquements à ses obligations. MAN affirme respecter les engagements – certes secrets – pris envers la France. L’entreprise ne conteste pas devoir encore fabriquer des moteurs Diesel pour trois des six sous-marins nucléaires français de la classe Barracuda. MAN assure que ces moteurs seront livrés.

Autre volet de cette dispute, le gouvernement français prépare la prochaine génération de sous-marins nucléaires pour lesquels il souhaiterait conserver les moteurs Diesel de Saint-Nazaire. Mais MAN voudrait que les coûts de développement induits par ce produit de niche soient supportés par le ministère français de la Défense. Ce qui provoque l’indignation à Paris. L’entreprise allemande, elle, explique qu’elle doit veiller à ne poursuivre que des projets économiquement viables.

La dispute qui oppose Paris et son partenaire industriel allemand apparaît ainsi sous un jour assez différent. Comme si tout cela faisait simplement partie d’une négociation un peu abrupte. Gustav Pielstick a pourtant été l’un des premiers à montrer combien il était facile de surmonter l’antagonisme franco-allemand.

Leo Klimm

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