Rutu Modan, l’Israélienne qui met la bande dessinée au pied du mur

Rutu Modan, l’Israélienne qui met la bande dessinée au pied du mur

Cette grande figure de la BD mondiale signe un nouvel album, Tunnels, en librairie en France le 27 janvier. Rutu Modan y suit un groupe d’archéologues jusqu’au cœur du conflit israélo-palestinien : littéralement en dessous du mur qui sépare son pays des Territoires occupés. Le quotidien Ha’Aretz l’a rencontrée dans son atelier de Tel-Aviv.

Il y a quelques années, Rutu Modan s’est fait accompagner en voiture entre Tel Aviv et Jérusalem par le responsable du site web de l’Autorité des antiquités d’Israël [une organisation gouvernementale chargée de la préservation des objets d’art antiques]. Quand la conversation a dérivé vers l’archéologie, un vieux souvenir a refait surface dans sa mémoire. Trente ans auparavant, Modan se rappelait avoir rencontré un homme qui lui avait raconté que son père et lui faisaient des fouilles pour trouver l’Arche d’alliance [décrite dans l’Ancien Testament comme le coffre contenant les Tables de la Loi].

À l’époque, elle les avait pris pour des illuminés, mais voilà qu’elle se mettait à penser à eux très sérieusement. Qu’est-ce qui peut inciter des gens totalement normaux, laïques, à se mettre en quête d’un tel objet sacré ?

Rutu Modan a eu terriblement envie d’élucider cette énigme. Elle pressentait qu’elle pourrait en tirer une bonne histoire pour son prochain livre, mais il lui faudrait d’abord se documenter sur la question.

Modan a commencé à s’entretenir avec des spécialistes d’archéologie biblique, elle s’est plongée dans l’histoire juive. Elle s’est inscrite à un cours universitaire d’archéologie par correspondance et a rencontré des archéologues. Elle a fini par comprendre que l’Arche d’alliance était le graal de cette discipline et que, même si les archéologues sérieux ne s’emballent pas trop à son sujet, elle aiguillonne l’imagination de certains passionnés. Encore aujourd’hui, il y a des gens qui cherchent à s’en emparer, explique-t-elle à Ha’Aretz. “J’ai potassé la question et j’ai découvert que de nombreux pouvoirs mystiques étaient attribués à l’Arche d’alliance. Quelqu’un me l’a décrite comme ‘le talkie-walkie de Dieu’. Grâce à elle, nous pourrions parler avec Dieu comme nous le faisions jadis. Et l’homme qui m’a dit ça n’était pas quelqu’un de pieux.”

Une histoire pleine de rebondissements

Rutu Modan n’allait pas tarder à se retrouver happée par l’archéologie et l’histoire d’Israël. “J’ai découvert qu’au détour de cette discipline on croisait toutes sortes de gens : des criminels, des fous, des faussaires, des voleurs, des universitaires, sur fond de querelles politiques à n’en plus finir. Il y avait là beaucoup d’éléments intéressants à exploiter, de nombreux thèmes savoureux, et j’ai compris que cela pourrait être un excellent point de départ pour une histoire”, poursuit-elle.

Cette histoire, Tunnels [Minharot en version originale], est arrivée sur les tables des libraires israéliens au début du mois [de septembre 2020]. Modan a passé cinq ans à travailler sur ce roman graphique, dont l’intrigue complexe, pleine de rebondissements et de drôlerie, se déploie sur 276 pages aux dessins magnifiques. En le lisant, on se croirait parfois dans un film où Indiana Jones croiserait Moshe Dayan [un célèbre militaire et homme politique israélien, ministre de la Défense durant la guerre des Six-Jours, en 1967].

À l’ombre de la barrière de séparation

Tandis que le précédent livre de Modan, La Propriété [Actes Sud, 2013], avait principalement pour cadre la froide et distante Pologne, Tunnels se situe entièrement dans ce Moyen-Orient en proie à de perpétuels conflits et creuse sous la surface des choses. La protagoniste en est Nili, la fille d’un célèbre archéologue, qui avec son fils entreprend des fouilles non déclarées dans les Territoires palestiniens, afin de retrouver l’Arche d’alliance. Tunnels est un récit d’aventures qui nous plonge dans l’univers de l’archéologie israélienne, remue la terre pour dénicher des trésors perdus, s’enfonce au plus profond des intrigues et des rivalités du milieu universitaire et aborde sans détour le conflit israélo-palestinien.

Cette fois, Modan fait coexister des colons, des Palestiniens et des soldats israéliens dans les Territoires occupés, à l’ombre de la barrière de séparation de la Cisjordanie [cette barrière qui sépare Israël des Territoires palestiniens est en construction depuis 2002 ; elle s’étend sur plus de 700 kilomètres]. Il va sans dire que les choses ne vont pas tarder à se compliquer.

Modan règne sur la bande dessinée israélienne, et ses livres sont très admirés partout dans le monde. Mais les auteurs de BD israéliens qui parviennent à vivre de leur activité se comptent sur les doigts d’une main. Elle fait partie de ceux qui ont cette chance.

Modan, 54 ans, est la fille de deux médecins, l’un et l’autre épidémiologistes. Elle a passé son enfance à Tel Hashomer, à la périphérie de Tel-Aviv, dans la résidence des médecins de l’hôpital. Son père était croyant, sa mère athée. Son père a aussi travaillé pour le ministère de la Santé. “S’il était encore vivant, je suis sûre qu’il aurait beaucoup de mesures à proposer [contre le Covid-19]”, commente-t-elle.

Son père voulait des fils, il a finalement eu trois filles. Rutu est celle du milieu. Ses deux parents étaient très pris par leurs métiers. Sa mère était une féministe revendiquée. Elle n’a jamais envisagé de renoncer à sa carrière, même pour ses filles, se rappelle Modan. “Elle et mon père nous ont élevées pour que nous soyons très indépendantes, d’une manière qui aujourd’hui pourrait être considérée comme de la négligence, note-t-elle. Nous devions nous faire la cuisine, nous responsabiliser.”

HAARETZ – Votre mère est morte quand vous aviez 26 ans, et votre père s’est éteint dix ans plus tard. Ils n’ont pas vécu assez longtemps pour connaître votre réussite.

RUTU MODANNon, c’est vrai. Mes parents sont encore très présents dans ma vie, je pense beaucoup à eux. J’écris sur eux.

Qu’est-ce que vous écrivez sur eux ?

Les personnages de mes livres sont toujours des orphelins, ou bien s’ils ont des parents, ils les voient rarement. Comme le père de Nili dans Tunnels : il n’est pas vraiment là. Quant à la mère, on ne sait pas ce qui lui est arrivé. Nili et son frère sont comme des orphelins ; ils sont des parents l’un pour l’autre. Et le frère a Motke [son supérieur à l’université], qui est pour lui une figure paternelle. Il est beaucoup question de parentalité dans ce livre.

Je crois que c’est une chose qui irrigue tous mes livres ; je ne l’avais jamais formulé comme ça auparavant, mais c’est ce que je pense. Il y a des orphelins dans La Propriété, et aussi dans Exit Wounds. Et dans tous les livres, la famille est très importante, mais en même temps elle n’existe pas. On parle beaucoup d’esprit de famille. La famille est très présente, mais elle se désintègre aussi beaucoup. C’est le cas dans les trois livres, mais je n’y avais jamais pensé jusqu’à présent.

Et cela correspond à votre vision de votre propre famille ?

Écoutez, nous sommes ashkénazes [elle rit]. Mais oui, je suis très attachée à la famille. Elle fait partie intégrante de mon identité. En tant que femme, en tant que mère. Et même avec mes sœurs, nous nous sentons très proches. Quand l’une d’entre nous disparaît, quand elle revient, aucune des deux autres ne lui en tient rigueur, les liens restent toujours aussi forts. Parfois, j’envie les familles qui se réunissent tous les vendredis, même si cela n’empêche pas qu’il y ait des tensions.

Modan dessine tout le temps, et ce depuis l’enfance. Et dès le début, ce n’était pas seulement des dessins : c’était des histoires. “À l’âge de 3 ans, je dessinais déjà, et, à l’école maternelle, mon institutrice écrivait à côté des images les histoires que je lui dictais. À 5 ans, j’ai fait mon premier livre, et je conserve beaucoup de carnets qui sont des histoires dessinées”, commente-t-elle.

Quelques années après avoir terminé ses études, Modan décide de fonder un collectif d’illustrateurs indépendants avec un camarade, Yirmi Pinkus. En 1995, ils y invitent [les dessinateurs] Kolton, Mira Friedmann et Itzik Rennert, et, sous le nom d’Actus, ils autoéditent un certain nombre de bandes dessinées en Israël et à l’étranger. La plupart sont en anglais, et certaines sont réalisées en collaboration avec d’autres auteurs, dont [l’écrivain] Etgar Keret, [l’illustrateur] David Polonsky et Art Spiegelman [l’auteur de la célèbre bande dessinée Maus].

Actus a été un vrai ballon d’oxygène pour le milieu de la bande dessinée en Israël. Il a prouvé qu’il était possible de raconter toutes sortes d’histoires à travers ce mode d’expression, et il a fait connaître la BD israélienne. “C’est peut-être ce que j’ai fait de plus important au cours de ma carrière… Nous avions beaucoup de respect les uns pour les autres au sein d’Actus. Nous nous asseyions autour d’une table, chacun faisait ce qu’il avait à faire et les autres l’aidaient à le faire bien. C’était formidable”, se rappelle-t-elle.

“Au-delà de cela, j’ai beaucoup appris sur le métier d’imprimeur et le secteur du livre. Encore aujourd’hui, je dis à mes étudiants [de l’école des beaux-arts Bezalel, à Jérusalem] qu’il est extrêmement important de comprendre le marché et son fonctionnement, car ainsi on évite de faire des erreurs inutiles.

Je peux échouer parce que les gens n’aiment pas mon livre, mais non pas parce que je l’ai mal imprimé. Ce sont des choses ennuyeuses, mais elles contribuent à faire de vous un artiste libre.”

“Exit Wounds”, un tournant dans la carrière de Rutu Modan

Officiellement, le groupe Actus a duré jusqu’en 2011, et pendant cette période, Modan a aussi travaillé pour des journaux et comme illustratrice de livres pour enfants, [notamment, en 2004] pour Fou de cirque, de Keret [Albin Michel Jeunesse, en 2005].

Un an plus tard, Modan était contactée par l’éditeur montréalais Drawn and Quarterly, l’un des principaux éditeurs de BD indépendante d’Amérique du Nord. Ils lui proposaient une avance pour faire un roman graphique, et elle a sauté sur l’occasion, abandonnant ses autres travaux pour se consacrer à cette nouvelle tâche. Son premier roman graphique, Exit Wounds, a été salué par la critique dès sa parution. L’action se passe pendant la deuxième Intifada [qui s’est déroulée entre septembre 2000 et février 2005]. On y suit l’histoire d’une soldate qui sert à Tel-Aviv et qui craint qu’une victime non identifiée d’un attentat terroriste à Hadera [une ville au nord de Tel-Aviv] ne soit son amant, plus âgé qu’elle.

En 2010, Modan publie une bande dessinée pour enfants Nina chez la reine d’Angleterre [traduite chez Actes Sud également], qui ne tarde pas à caracoler en tête des ventes. En 2013, La Propriété est publiée en Israël et aux États-Unis. Cette BD raconte l’histoire d’une jeune femme qui accompagne sa grand-mère en Pologne pour retrouver une propriété ayant appartenu à leur famille avant la Seconde Guerre mondiale. Le livre a reçu des critiques dithyrambiques et figuré dans de nombreuses listes de “meilleurs romans graphiques de l’année”.

Dans Tunnels, la protagoniste, Nili, se lance avec son fils dans un chantier de fouilles interdit en Cisjordanie, juste en dessous du mur de séparation. Enfant, Nili avait aidé son père, éminent archéologue, à fouiller à cet endroit afin de trouver des trésors du Temple de Jérusalem, mais l’Intifada avait perturbé ses projets. Elle entreprend maintenant de terminer la mission. Son père est atteint de démence, et elle est bien décidée à lui attribuer la découverte de l’Arche d’alliance tant qu’il est encore en vie. Elle arrive à obtenir le soutien d’un riche collectionneur d’objets antiques. En outre, des colons juifs extrémistes (ceux que certains appellent “les jeunes des collines”) l’assistent dans ses fouilles. La situation s’envenime quand ils découvrent des Palestiniens qui creusent leur tunnel au même endroit.

Une mise en scène très cinématographique

Le frère de Nili est un jeune archéologue qui rêve d’obtenir un poste à l’université et qui ne voit pas d’un bon œil les fouilles illégales de sa sœur. Son supérieur, qui appartient au monde universitaire, a l’intention de s’attribuer tout le mérite des découvertes de Nili, et, Israël étant ce qu’il est, on croise aussi dans cette histoire un officier de l’armée israélienne aux méthodes pas très reluisantes. “Dans ce livre, j’ai trouvé une plus grande liberté dans mon dessin. Les personnages sont plus insouciants, plus amusants, plus caricaturaux, explique-t-elle. Et cette liberté se retrouve dans l’histoire.”

On retrouve aussi dans ce livre la manière si particulière qu’a Modan d’aborder son travail. Après avoir écrit le scénario et réalisé le story-board, elle a fait appel à des acteurs pour filmer leur interprétation des personnages. Elle a ensuite utilisé les images de ces séquences pour dessiner les vignettes de son livre.

HAARETZ – Quand vous avez commencé à faire des recherches pour cette BD et que vous vous êtes intéressée de près à l’histoire et à l’archéologie de votre pays, qu’est-ce qui a le plus attiré votre attention ?

RUTU MODAN – Le lien profond entre le sionisme et la Bible m’intéressait, parce que le sionisme est censé être un mouvement laïque, un mouvement de libération fondant notre identité sur la nation, et non sur la religion et le mysticisme. Or, le sionisme a des origines religieuses, car bon nombre de ses chefs de file ont grandi dans des foyers religieux, et en définitive la justification du sionisme est religieuse. N’oublions pas que la Bible est un livre de religion. Ce n’est donc pas un hasard si ce conflit a éclaté. La religion est à la base du sionisme, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas parvenus à régler ce problème.

Les personnages et les lieux font de cette histoire un microcosme du conflit. Quand vous touchez à des questions politiques aussi délicates, vous sentez-vous une plus grande responsabilité ? Avez-vous le sentiment de marcher sur des œufs ?

Oui, bien sûr. Actuellement, sur ces questions, il y a des vies en jeu, et ce livre est davantage lié à des questions politiques que mes précédents. Dans un premier temps, je ne savais pas vraiment comment m’y prendre. J’avais toujours écrit sur des habitants de Tel-Aviv qui me ressemblent un peu. Mais cette fois, je devais écrire sur des gens dont les opinions et la vision du monde sont à l’opposé des miens. Puis, j’ai fini par comprendre que je n’avais pas à donner mon point de vue dans ce livre.

Souvent, quand un artiste israélien travaille à l’étranger, on attend de lui qu’il résolve le conflit, qu’il vous l’explique, que ses livres disent aux gens qu’il y aura la paix et que tout ira pour le mieux. J’ai toujours évité d’exprimer mes opinions. Pour cela, il y a Facebook. Et cela ne vaut vraiment pas la peine de perdre cinq ans pour se contenter de donner son avis. Je ne pense pas que mon opinion vaille plus que celle de n’importe qui d’autre, même si je suis sûre d’avoir raison.

Mais une vision humaine des choses est toujours intéressante, d’où qu’elle vienne. Et dans mes livres, j’essaie de garder ce cap, de ne pas observer les faits à travers mon prisme personnel, mais en pensant à ce qui est intéressant dans la situation.

Il y a un protagoniste féminin dans vos trois livres. C’est délibéré ?

Oui. Tout d’abord, je suis une femme, il est donc naturel que j’écrive sur les femmes. Et au-delà de cela, il n’y a pas assez de femmes dans la littérature, alors si j’écris, je veux que ce soit sur des femmes. À plus forte raison dans ce livre-ci. L’archéologie étant une discipline masculine, comme sont masculins l’armée et les “jeunes des collines”, je voulais qu’il y ait des colons femmes extrémistes dans mon histoire – mais je craignais que ce ne soit pas crédible. Aujourd’hui, en fait, on trouve des femmes extrémistes parmi les colons. Alors, comme il s’avérait que presque tous mes personnages étaient des hommes, j’ai décidé qu’au moins l’héroïne serait une femme. C’est important pour moi.

C’est le premier de vos livres à paraître d’abord en Israël. Pourquoi ?

Parce qu’en Israël, on commence enfin à accepter le fait qu’il y ait des bandes dessinées.

Et en particulier qu’il y ait Rutu Modan.

Oui, on reconnaît que j’existe, qu’il y a des gens qui m’achètent, que je peux vendre. Je pense que Nina chez la reine d’Angleterre, mon plus grand succès, m’a fait entrer dans beaucoup de foyers, et La Propriété en a bénéficié. Le livre a aussi touché un public autre que les lecteurs de BD. Je veux recommencer ça, avec des BD pour enfants. Ce sera sans doute mon prochain projet.

Nirit Anderman

Bio express

Née en 1966, cette Israélienne est l’auteure de trois romans graphiques, tous traduits en France aux éditions Actes Sud. Exit Wounds (2007) et La Propriété (2013) ont chacun été récompensés par le prestigieux prix Eisner du meilleur album, et La Propriété a reçu en 2014 le prix du Jury du Festival d’Angoulême. Rutu Modan a aussi reçu de nombreux prix en Israël pour ses illustrations de livres pour enfants. Elle enseigne la bande dessinée à l’école des beaux-arts Bezalel, à Jérusalem.

Un roman graphique “accessible”

Pour Globes, Tunnels est un roman graphique qui “saura faire aimer le genre aux lecteurs qui ne sont pas naturellement attirés par ce type de littérature”. Le quotidien économique israélien le souligne, on trouve de nombreux tunnels dans l’album : ceux des fouilles archéologiques sous la citadelle de Jérusalem, ceux de la révolte de Bar Kokhba, au IIe siècle de notre ère, ceux qui ont servi de refuges aux combattants palestiniens durant la guerre de 1948, les actuels tunnels de contrebande de fruits et légumes pour éviter les barrages de l’armée israélienne en Cisjordanie, ou encore ceux utilisés pour la préparation d’actions terroristes. “Ce qui nous reste [à faire], c’est à chercher la lumière, de l’autre côté de ces tunnels”, affirme la critique de Globes.

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