Pour tenir le coup, depuis que la pandémie a signé la fin des concerts, les artistes ont d’abord bricolé des petits live depuis chez eux. Ensuite, le concert en streaming a pris un tour plus léché et plus lucratif. Si un nouveau marché semble éclore et pouvoir durer, il profite avant tout aux grands noms, note ce magazine belge. Car “tout le monde n’est pas Björk”.
Acte I – L’improvisation du confinement
Printemps 2020, face à l’incertitude d’une pandémie alors jugée temporaire, les artistes multiplient les prestations sur les réseaux sociaux. Chris Martin à la mi-mars est un bon cas d’école. Filmé à l’iPhone – image verticale – chez lui, le leader de Coldplay se présente en barbu confiné, sweat-shirt hivernal et bonnet de Schtroumpf, ces derniers attributs laissant présumer qu’il pourrait avoir des problèmes de chauffage. Pas sûr pour un musicien dont la fortune personnelle est évaluée à environ 120 millions d’euros.
Ce jour-là, la superstar anglaise, entre voix, guitare et piano, balance une demi-heure de titres, répartis entre les hits à la Yellow et des standards à la Life on Mars ? La performance de Martin, comme de centaines d’autres au printemps 2020, relève d’abord de la session intime bazardée comme une bouteille à l’océan, celui des internautes déboussolés. Et déjà en manque de musique.
L’appendice musical de Martin établit l’équivalent des “quinze minutes de gloire” selon Warhol : communiquer du contenu musical non sophistiqué, en partie improvisé, à la qualité sonore sans gloire.
Mais lorsque le Covid-19 joue les prolongations à l’automne 2020, la tambouille homemade ne suffit plus. On est blasé de la bonne franquette à domicile. Il faut du live, du vrai, du large, en audio-vidéo expansif. Bref, du show. La gratuité devient donc marginale et essorée. Chiffre : selon un article du Financial Times paru en novembre 2020, depuis le début de la pandémie de Covid-19, l’industrie live mondiale de la musique a déjà perdu 9 milliards de dollars de recettes. Rien qu’en Grande-Bretagne, 170 000 jobs du secteur auraient été rayés du business. Il n’existe pas de chiffres pour la Belgique.
Acte II – La couleur de l’argent
Des chiffres existent pour la deuxième étape des livestreams payants. Comme l’explique un article récent du Monde [qui appartient au même groupe que Courrier international], les Coréens de BTS, en concert virtuel le 14 juin 2020, rassemblent 757 000 spectateurs rapportant au moins 23 millions de dollars à ce boys band ultrapopulaire de K-pop. Soit l’équivalent d’une tournée in situ de 40 dates, mais ici balancée depuis la maison numérique du côté de Séoul.
Si le public occidental – américano-européen – ne connaît pas cette fièvre asiatique, d’autres propositions arrivent. Dans l’une des salles du caverneux Alexandra Palace de Londres, un solo piano de Nick Cave a été capté en juin et diffusé le 23 juillet 2020. En se fendant de 16 livres sterling (un peu moins de 18 euros), les acheteurs pouvaient bénéficier d’un documentaire suivant Cave d’abord dans les spectaculaires allées du vénérable bâtiment victorien, puis seul au piano à queue et au chant, pour un concert remontant son fleuve agité de chansons. C’est beau, sculpté dans les lumières rasantes.
Pour cette performance voulue intime, la recette de 600 000 euros est d’autant plus confortable qu’elle se complète par la parution en novembre 2020 d’un disque-DVD baptisé Idiot Prayer. Pas difficile de faire les comptes : Cave est seul avec son clavier, sans groupe, et filmé par une équipe réduite. Plébiscité à l’international – le concert ne se regarde que dans l’instant, pas de rediffusion –, l’Australien va repartir avec un très joli chèque.
Autre chanteur objet d’une semblable adoration : Liam Gallagher. De l’exemple fourni par Nick Cave, l’ex-Oasis a retenu le principe : tourner dans un lieu singulier, de préférence spectaculaire. Dans ce cas-ci, une barge flottant de nuit sur la Tamise, illuminée comme un arbre de Noël, avec le monumental Tower Bridge en arrière-plan. La performance s’ajuste ainsi au titre The River, extrait du deuxième album solo de Liam, paru en 2019. La soirée, logiquement intitulée Down by the River Thames, présente musiciens et choristes, peut-être plus dans une fiction maîtrisée que dans un live spontané, même si le chanteur épingle en début de prestation l’horripilant Boris Johnson.
Malgré tout, cette soirée haute couture de Liam, bouclée en novembre 2020, cartonne lors de sa diffusion le 5 décembre. Un délai qui permet de remonter éventuellement les scènes (ou les couacs d’un son en extérieur ?) mais aussi d’injecter des images différentes de la captation live, comme ici celles prises à l’O2 Arena de Londres où Gallagher aurait dû se produire pour une soirée de soutien au NHS, le service britannique de santé publique. Là, le livestream rappelle qu’il n’est pas toujours question de jeu en direct.
Acte III – L’enjeu numérique
Peut-on parler d’industrie naissante ou de feu d’artifice digital avant le retour au live de chair et d’os ? À l’étranger, la société londonienne Driift s’est lancée dans le streaming payant. Créée par Ric Salmon, cofondateur de l’agence artistique ATC Management, elle permet d’offrir aux artistes accompagnés – dont Nick Cave – une passerelle vers le streaming. En cinq mois et une quinzaine de concerts, Driift annonce sur son site avoir vendu plus de 350 000 billets de livestream. Selon The Financial Times, pour un coût de production qui varie par événement entre quelques milliers et plusieurs dizaines de milliers d’euros, avec une diffusion dans 151 pays dont des endroits – le Cap-Vert ou les îles Féroé – jamais visités par les grands noms, les recettes se chiffrent entre 2,5 et 5 millions de livres [2,8 et 5,6 millions d’euros].
Dans la foulée, c’est toute une série de nouveautés technologiques qui commencent à former ce qui n’est encore qu’une mini-industrie – le livestream – qui ne demande qu’à grandir. Y prennent part Dice, application pour billetterie de concerts, ou Omnilive, qui permet au spectateur virtuel de suivre le concert avec la caméra de son choix. Ou encore MelodyVR, société tutrice de la diffusion numérique de la performance de Liam Gallagher sur la Tamise. Et, bien sûr, Spotify n’est pas en reste, ayant conclu un deal avec Songkick, comme Amazon avec Twitch, pour des événements livestream via leurs applications.
Au-delà des outils qui se construisent au fur et à mesure, un autre pari s’installe : comment modifier la forme même du concert ? Comment le rapport entre les artistes et le public, instauré au moins depuis les troubadours du Moyen Âge, peut-il changer sous la contrainte d’une épidémie planétaire ? Là aussi, l’évolution des ressources digitales peut changer la donne. On pense à la prestation de Billie Eilish le 24 octobre dernier, dont l’esthétique mêle captation soignée, mise en scène en Panavision et jeu vidéo.
Chantant dans des décors numériques – dont d’immenses fonds rouge flamboyant ou blanc aveuglant –, la Californienne profite aussi de projections immersives, en étant notamment menacée par une araignée géante qui semble vouloir la manger. Si un concert live peut utiliser le même genre de subterfuges, le livestream – contrôlé en studio – donne une autre impression. Sans public face à elle, Billie ressemble davantage à une créature virtuelle dans un univers de fiction plastique.
La nature de l’échange avec la foule d’un concert se transforme aussi via le plus technologique : on pense au stream de Metallica. Si le prix d’entrée était fixé à 13 euros, il fallait débourser 85 euros pour qu’apparaisse votre visage d’ultrafan, pas radin, dans la mosaïque d’écrans derrière le groupe.
De fait, le livestream crée d’emblée un fossé financier comme culturel entre les stars et les autres. Tout le monde n’est pas Björk. L’Islandaise foldingue prévoit quatre Global Live Streams entre le 18 avril et le 9 mai 2021 depuis Reykjavik. Quatre extravagances dans autant de configurations musicales, à prix “raisonnables” : 15 livres sterling la soirée [16,8 euros], 45 pour le package. Les recettes étant destinées à des organismes de charité. Alors, sans vouloir tout ramener à l’argent, l’hypercréative Björk, 45 millions de dollars comme bas de laine, peut se permettre cet écran numérique-là.
Acte IV – Et la Belgique ?
Et que donne la question de l’exploitation stream posée aux Girls in Hawaii, groupe parmi les plus populaires en Belgique francophone ? “Le 24 novembre, les Girls ont fait une captation, à quatre caméras, au dernier jour d’une résidence au Botanique [salle de spectacle à Bruxelles] pour un total de 43 100 vues” en date du 5 décembre, raconte Pierre Van Braekel, manager des Brainois :
En accès gratuit et en direct, avec un appel aux dons qui a rapporté 1 298 euros, une très belle somme. Le groupe a aussi reçu un défraiement de la part du Botanique, l’équivalent d’une journée de travail. Le même que pour tous les groupes en résidence. Dans l’Orangerie, j’étais le seul spectateur : les musiciens parlaient aux internautes… Non, on ne pense pas à un autre ‘livestream’, on attend de pouvoir rejouer en live.”
Du côté de l’institution Flagey, une première tentative payante online avec d’autres programmateurs s’est concrétisée en mai 2020 avec le Bel Jazz Fest. Onze organisateurs, dont le Gent Jazz et le Middelheim, se sont regroupés pour proposer un live payant de 24 concerts belges pour 15 euros. “C’était peut-être bien le tout premier festival musical mondial en ligne”, souligne le responsable de la programmation musicale du “paquebot”, Maarten Van Rousselt, analysant ainsi la perspective d’un “nouveau modèle économique”. “On a vendu 2 000 tickets, ce qui a rapporté, avec les donations libres, environ 40 000 euros. Ces recettes ont permis de couvrir tous les frais d’un écosystème encore fragile.”
Désormais, Flagey envisage de mettre en place sa propre plateforme permettant de retransmettre des enregistrements. Misant sur le fait qu’un retour au live d’antan puisse aussi s’accompagner de nouvelles propositions numériques. La conclusion à cette mutation en cours ? On la laisse à Philippe Kopp, organisateur de concerts – physiques – depuis la fin des années 1970, jeune retraité de la section belge de Live Nation :
On peut imaginer que ce modèle pourrait continuer à exister, par exemple un streaming live à l’occasion du lancement d’un album ou d’une tournée, qu’on pourrait revoir pendant vingt-quatre heures. Rien ne remplace le live, vibrer ensemble.”
“Là, on est franchement au-delà du Facebook live qui était quand même un peu minable. Du coup, on parle d’événements d’artistes où, à 20 euros la connexion fois 1 million de gens intéressés, cela donne quand même 20 millions d’euros… Vu le développement des écrans et des dispositifs son au moins en définition 5.1, on peut imaginer une bande de potes qui n’a pas envie d’aller au concert live mais qui paie le livestream et se cale devant une grande télé avec des bières, belle image et son nickel, se répartissant le prix d’un seul ticket…”