Sans tambour ni trompettes, la famille de Roald Dahl a publié sur le site Internet de l’écrivain un court communiqué. Elle y présente des excuses pour les propos antisémites tenus en son temps par l’auteur de Charlie et la chocolaterie. La démarche interroge.
“Discret.” C’est l’adjectif qu’emploie The Times pour qualifier le communiqué que les héritiers de Roald Dahl viennent de publier sur le site Internet de l’écrivain défunt (1916-1990), célèbre pour ses œuvres à destination de la jeunesse. “Discret”, car il faut savoir qu’il existe pour le trouver, même si la famille semble avoir réagi aux commentaires parus dans la presse et en a simplifié le chemin. Il faut encore aller en bas de la page d’accueil, cliquer sur “About us” (“qui sommes-nous”), puis sur “Find out more about the Roald Dahl Story Company” (“en savoir plus sur la Roald Dahl Story Company”, l’entreprise qui gère l’héritage littéraire du romancier britannique). Alors seulement vous pourrez cliquer sur l’intitulé “Apology for anti-Semitic comments made by Roald Dahl” (“excuses pour les propos antisémites tenus par Roald Dahl”).
“L’impact des mots”
“Discret”, le communiqué l’est aussi parce qu’il n’a pas été envoyé aux médias ni à des organisations juives. Et parce que, comme le souligne l’hebdomadaire juif new-yorkais Forward, il fait très exactement “86 mots” en anglais :
En 86 mots – soit trois phrases –, la famille et la Roald Dahl Story Company s’excusent platement ‘pour la peine durable et bien compréhensible que les propos de l’écrivain ont pu causer’, sans préciser lesquels.”
The Times qualifie pour sa part le texte de “puissant”. On y lit : “La famille Dahl et la Roald Dahl Story Company présentent toutes leurs excuses pour la peine durable et compréhensible causée par certains propos de Roald Dahl. Ces propos empreints de préjugés sont incompréhensibles pour nous et tranchent avec l’homme que nous avons connu et les valeurs qui sont au cœur des histoires de Roald Dahl et qui ont eu une influence positive sur des générations de jeunes. Nous espérons que, comme il l’a fait pour le meilleur, mais aussi pour le pire du pire, Roald Dahl puisse aider à nous souvenir de l’impact durable des mots.”
Une ombre sur le nom et sur la marque
Trente ans après sa mort, Roald Dahl reste un auteur très populaire. Ses livres pour enfants (Charlie et la chocolaterie, James et la grosse pêche, La Potion magique de Georges Bouillon…) continuent de se vendre comme des petits pains et de faire le délice des plus jeunes. Son œuvre continue d’être adaptée au cinéma : le 23 décembre sortira ainsi en France l’adaptation par Robert Zemeckis de Sacrées Sorcières, avec Anne Hathaway en tête d’affiche. Et en mars dernier, Netflix a annoncé que Taika Waititi (Jojo Rabbit) travaillait sur deux séries animées inspirées de Charlie et la chocolaterie. La comédie musicale Matilda est un succès mondial. Le tout fait bien sûr les affaires de ses descendants, relate The Times : “Les derniers bilans comptables faisaient état d’un revenu de 23 millions de livres [25,2 millions d’euros].”
“Toutefois, un malheureux détail continue à faire de l’ombre à son héritage et à sa marque : l’antisémitisme déclaré de Dahl, qui s’est manifesté dans une interview tristement célèbre accordée au New Statesman en 1983”, poursuit le quotidien londonien. Une interview au cours de laquelle le romancier déclarait sans fard : “Il y a un trait dans le caractère juif qui provoque de l’animosité, c’est peut-être une sorte de manque de générosité envers les non-Juifs. Je veux dire qu’il y a toujours une bonne raison pour que des anti-quelque chose surgissent quelque part.” Avant d’ajouter : “Même un salaud comme Hitler ne s’en est pas pris à eux sans raison.” Certains accusent l’écrivain d’avoir recouru dans ses romans et ses nouvelles à des thèmes et à des stéréotypes antisémites.
En ligne de mire, le marché américain
Pour The Times, la “discrétion” des excuses formulées n’est en rien une erreur de communication. Les héritiers de Roald Dahl savent faire appel à une agence de lobbying, Portland Communications quand il s’agit d’organiser des séances de lectures de l’œuvre de Roald Dahl par des célébrités ou de monter des événements caritatifs. Mais justement, souligne le journal : “La promotion de l’œuvre de Dahl et son association avec des causes caritatives sont essentielles pour le patrimoine.” Si de telles activités “ne peuvent effacer la longue liste de propos racistes de Dahl”, elles sont devenues indispensables pour entretenir un marché juteux :
Beaucoup de proches de la Roald Dahl Story Company et de la famille pensent, semble-t-il, que le problème [posé par l’antisémitisme de l’écrivain] pourrait attirer davantage d’attention avec les contrats pour le cinéma et la télévision qu’ils essaient de décrocher aux États-Unis et sur lesquels leur fortune repose de plus en plus. Les comptes de l’entreprise montrent que 82 % de ses revenus viennent d’autres pays que le Royaume-Uni.”
Pour l’heure, relève The Guardian, la biographie de Roald Dahl publiée sur le site officiel du romancier continue de ne faire nulle mention de son antisémitisme.