L’artiste chinois n’en est pas à son premier projet destiné à dénoncer les politiques liberticides de la république populaire. Dernièrement, il a conçu un parcours dans une rue de Pékin. Le but : éviter au maximum les caméras de surveillance.
En 2018, l’artiste chinois Deng Yufeng a acheté les informations personnelles de plus de 300 000 compatriotes et les a exposées sur la place publique afin d’interpeller ses concitoyens sur les risques d’usurpation d’identité. Interrogé par la police, il s’est temporairement vu interdire de quitter la ville de Wuhan. Depuis, Deng Yufeng, qui utilise l’art pour aborder des sujets sensibles en Chine, s’intéresse aux multiples atteintes à la vie privée dans ce pays. Pour lui, son travail doit servir à éveiller les consciences.
Pour son dernier projet, qui relève davantage de la performance artistique, il a pris la tête d’un petit groupe de promeneurs qu’il a emmenés dans une rue de Pékin suivant un itinéraire leur permettant d’éviter les nombreuses caméras de surveillance – un acte de défi lancé à un système de surveillance omniprésent en Chine. Il explique :
Je suis un simple individu. Mais en tant qu’artiste, lorsque je vois un problème, j’essaie d’attirer l’attention dessus pour que tout le monde puisse le voir. J’espère que ça fait réfléchir les gens.”
Vidéosurveillance massive
La Chine compte 18 des 20 villes les plus surveillées au monde et concentre sur son territoire plus de la moitié des caméras de surveillance en service dans le monde, indique une étude parue en juillet sur le site britannique Comparitech. Dans la capitale, Pékin, on dénombre environ 56 caméras par millier d’habitants. Selon cette étude, il y aurait dans l’ensemble du pays près d’une caméra pour deux habitants.
Deng a passé des mois à préparer son projet. Il a d’abord fallu trouver un bon endroit où “disparaître” en plein Pékin. Lorsqu’il a déniché Xingfu Dajie – littéralement “la rue du bonheur” –, l’ironie de cette dénomination en a immédiatement fait le lieu idéal [situé en centre-ville]. L’artiste a passé deux mois à faire de la reconnaissance, photographiant la rue sous toutes les coutures, mesurant sa largeur, repérant l’emplacement de chaque caméra. Il a même utilisé des jumelles pour identifier la marque et le modèle des caméras en place. Au total, il en a dénombré près de 90 sur un tronçon de rue d’à peine un kilomètre.
De retour dans son studio, il a commencé à dessiner un plan de la rue en 3D. Il s’est renseigné sur les spécifications des caméras pour déterminer les limites de leur champ de vision. Après un mois de travail, il avait réussi à définir leurs angles morts et dessiné un itinéraire permettant – théoriquement – d’échapper à l’œil de Big Brother.
Une dimension ludique
Deng Yufeng avait d’abord pensé réaliser sa performance tout seul avant de se rendre compte qu’il serait bon de recruter des volontaires. “Je me suis dit que je devrais me transformer en guide et amener des gens à s’interroger sur un sujet grave par le biais d’une sorte de jeu”, détaille-t-il.
Après avoir recruté un groupe de volontaires en ligne, il les a rassemblés par une journée ensoleillée d’automne et ils ont tous commencé à s’avancer dans la rue : ils ont d’abord fait quelques mètres en file indienne, main dans la main ; puis à l’immeuble suivant, ils se sont accroupis derrière un groupe de vélos. Au grand étonnement de l’artiste, certains participants sont même venus avec leurs enfants. Ils voulaient leur montrer “quelque chose qu’ils ne pourraient pas apprendre à l’école”.
Durant l’opération, Deng eut également la surprise de voir qu’une nouvelle caméra avait été installée depuis son dernier passage. Il s’arrêta net, le temps d’intégrer cette nouvelle donnée, jusqu’à ce qu’un jeune lui suggère une idée [pour pouvoir contourner le champ de vision de la caméra] que Deng adopta.
Remettre en cause la surveillance omniprésente
L’idée de ce projet lui était venue en 2015. Il était déjà passé dans la clandestinité pour d’autres projets, pour enquêter sur le trafic d’enfants kidnappés, les fausses cartes d’identité et la vente de données personnelles au marché noir.
Cela étant, Deng Yufeng n’est pas le seul à se préoccuper des atteintes à la vie privée en Chine. En mars, Lao Dongyan, professeure à la prestigieuse université Tsinghua [à Pékin], s’est ardemment opposée à l’installation de caméras dotées de technologies de reconnaissance faciale dans son immeuble.
En novembre de l’année dernière, Guo Bing, professeur de droit invité à l’université des sciences et techniques du Zhejiang, a déposé plainte contre un parc animalier de Hangzhou [capitale de cette province du sud-est de la Chine], qui avait installé des dispositifs de reconnaissance faciale à son entrée. Le professeur avait argué que cette technologie pouvait aider à “usurper son identité”. Cette semaine [la dernière de novembre], un tribunal a condamné le parc animalier à effacer les données de reconnaissance faciale de Guo et à lui verser une indemnisation – une première en Chine.
Après sa “promenade” dans la rue du bonheur, Deng Yufeng n’a pas pu vérifier s’il avait effectivement réussi à échapper à la vidéosurveillance puisqu’il est impossible pour le public de visionner les bandes des caméras de surveillance. Pour Deng, ce projet n’appelle pas nécessairement de mesure de grande ampleur.
Si nous faisons simplement quelques efforts, si toute la société s’améliore ne serait-ce qu’un petit peu, ce sera déjà une victoire pour moi.”