Un groupe de culture musulmane franco-maghrébine passionné d’hébreu, et un groupe de juifs français de la diaspora séfarade d’Afrique du Nord se consacrent à l’apprentissage de l’arabe dans l’association Dalala, située à Paris. Mais ses efforts pour apprendre la langue qui est censée être celle de l’autre est, finalement, un voyage vers ses propres racines au Maghreb.
Wahib est un Algérien de 30 ans qui suit des cours d’hébreu à Paris. Désormais, il est capable de le parler couramment, comme son ami Mourad, un Franco-Marocain, qui dit que l’hébreu lui a permis de capter la richesse sémantique de l’arabe, « parce que ces langues sont sœurs ».
L’arabe classique et l’hébreu ancien sont linguistiquement liés car les deux langues sont dérivées d’une langue ancienne appelée « sémitique occidental ». Il en résulte une syntaxe, une morphologie et des conjugaisons quasi identiques, explique Jonas Sibony, docteur en linguistique sémitique et chef du département d’études hébraïques et juives à l’université de Strasbourg.
Pendant près de treize siècles, les Juifs d’Afrique du Nord ont vécu, parlé et pensé dans une langue commune à leur entourage musulman : l’arabe.
Pour Benjamin Stora, historien et auteur de nombreux ouvrages sur l’expérience judéo-islamique dans la région du Maghreb, cette proximité a été brisée par un cocktail d’« explosions historiques » : colonisation, décolonisation, nationalisme arabe, sionisme et naissance d’Israël. Commencé il y a longtemps, l’exode des Juifs d’Afrique du Nord, les séfarades, s’est fortement accéléré entre 1948 et la guerre du Yom Kippour en 1973.
Aujourd’hui, on estime qu’environ 70 % des Juifs français sont issus de cette diaspora, qui a afflué en France depuis les années 1950.
Jonas Sibony, professeur agrégé d’arabe, et Yohann Taïeb, professeur à Sciences Po, sont tous deux enfants de cet exode : nés en France de mères ashkénazes (nom donné aux juifs installés en Europe centrale et orientale), leurs parents sont séfarades, respectivement originaires du Maroc. et la Tunisie.
En 2019, les deux professeurs fondent l’association Dalala. Sa vocation est de faire revivre les cultures juives d’Afrique du Nord, notamment à travers des cours d’arabe et d’hébreu. Contrairement à l’arabe, les Juifs d’Afrique du Nord n’utilisaient l’hébreu que dans un contexte religieux ou académique, explique Sibony, expliquant que « c’est toujours pour eux une langue à laquelle ils s’identifient ».
Avec l’association Dalala, ces deux amateurs de linguistique font un double pari, jamais concrétisé en France. La première chose est d’offrir un cours d’hébreu, ayant une connaissance préalable de l’arabe. Le second est d’enseigner l’arabe en favorisant la formation en hébreu. C’est une conception pédagogique dont découle une situation inédite : la majorité des étudiants du cours d’hébreu sont de culture maghrébine musulmane, alors que le public intéressé par le cours d’arabe est très généralement issu de familles juives originaires d’Afrique du Nord.
« Allez à vous »
Au sein de ce dernier groupe se trouve Anne-Marie Adad, 68 ans, qui échange quelques mots en arabe lors de son interview pour France 24. Un sourire éclaire son visage alors qu’elle décèle dans son accent les consonances dialectales d’un pays où elle est née, mais qui lui était étranger il y a quelques années : l’Algérie.
En 1870, par le décret Crémieux, la France coloniale fait des arrière-grands-parents d’Anne-Marie, comme la plupart des « Israélites indigènes » en Algérie, des citoyens français. Lorsque son père, Maurice Adad, était enfant, cette communauté était déjà majoritairement francophone. Il devient cependant professeur d’arabe. Au-delà de la bassesse de la guerre d’Algérie qui éclate en 1954, il a trouvé une troisième patrie, « la sienne », poursuit sa fille : l’arabe littéraire.
L’enfance d’Anne-Marie a été secouée par cette langue qu’elle ne comprenait pas. Parmi les souvenirs qu’elle garde dans son appartement niçois, où sa famille a déménagé lorsqu’elle avait 12 ans, figure la table de la salle à manger, « toujours pleine de livres et de copies d’arabe que papa corrigeait ». Le jour où elle a pu lire cette langue pour la première fois, en 2019, lors d’un cours à l’Institut Dalala, Anne-Marie a eu la sensation de « mettre une partition à la musique », qu’elle n’avait jamais su déchiffrer.
Son père était également passionné par l’hébreu : « Il n’arrêtait pas d’expliquer les parallèles entre les deux langues », raconte Anne-Marie. De plus, lorsqu’il découvre que Yohann enseigne l’arabe dans sa relation avec l’hébreu, un mandat biblique dans cette langue lui vient à l’esprit : « eikh leikha », ou « va chez toi ».
En rencontrant Yohann, Ilana a vu son paradigme culturel résolu. « J’ai compris qu’on pouvait se sentir pleinement juif et en même temps être ému par un sentiment d’appartenance à la culture arabe », résume la jeune femme, au point de se sentir fière alors qu’au Maroc on se croit parfois arabe.
imprégnations mutuelles
« Je ne pouvais même pas imaginer vivre mon judaïsme sans comprendre l’arabe », ajoute Ilana. Mourad est animé d’une dynamique réciproque : c’est sa foi musulmane qui l’a poussé vers l’hébreu, au point même de se sentir « encore plus marocain » puisqu’il connaît les textes sacrés du judaïsme dans leur langue d’origine. Au Maroc, « une partie de notre spiritualité islamique trouve ses origines dans la culture judaïque », explique Mourad.
La perspicacité de ce professeur d’histoire n’a rien d’effrayant, dit Benjamin Stora : « Les populations musulmanes marocaines d’antan côtoyaient une importante communauté juive, même dans les zones rurales. Tout dans ce pays, sa musique, sa gastronomie, son architecture, rappelle aux marocains cette minorité. Beaucoup d’entre eux vivent la disparition des Juifs comme une mutilation de leur histoire nationale.
Khawla est un Marocain qui, comme Mourad, a commencé à apprendre l’hébreu il y a plusieurs années. « Dans l’artisanat, la cuisine et la musique durant mon enfance au Maroc, je me suis rendu compte que de nombreuses références que je croyais arabo-musulmanes étaient en réalité judéo-arabes.
Judéophobie par défaut ?
Mais cette symbiose culturelle, vécue et racontée par les grands-parents, est souvent ignorée par leur génération, selon Khawla.
Les Juifs continuent de quitter le Maroc « à cause de certains d’entre nous », s’indigne la jeune femme. « Qui persisterait à rester dans un environnement hostile ? », s’exclame-t-il.
De son côté, Ilana ne juge pas « approprié » d’exposer ou d’évoquer son judaïsme au Maroc. Un épisode traumatique a fini par consumer le divorce de son père avec son pays natal. En 2005, alors qu’il passait par Meknès, au nord du Maroc, le chauffeur qui conduisait la voiture dans laquelle il se trouvait a été arrêté par un passant qui lui a dit : « Tu n’as pas honte de servir ces sales juifs ? » « Je pense que cela l’a fait se sentir très mal, il n’est jamais retourné au Maroc depuis », dit Ilana à propos de son père.
Se dire musulman et mépriser les juifs est une aberration théologique, estime Tareq Oubrou : le Coran contient plus de prophètes juifs que « d’Arabes », rappelle cet imam franco-marocain basé à Bordeaux. Or, dans les pays où cette communauté est en train de disparaître, « parfois l’image du Juif se construit désormais de manière purement imaginaire », explique Oubrou. Comme si la judéophobie, alimentée par le conflit israélo-palestinien, était devenue une pensée par défaut pour certains.
Cet article est une traduction de son original en français