Le charme immémorial du folk et du metal scandinaves

Le charme immémorial du folk et du metal scandinaves

Naguère confidentielle, cette scène qui puise son inspiration dans les légendes nordiques est devenue très populaire, en particulier au Royaume-Uni. Tour d’horizon des sonorités épiques qui réinventent une musique scandinave hors d’âge.

En 2002, dans l’antre de son studio mansardé sur les côtes grandioses de Norvège, Einar Selvik a une révélation : il va créer une trilogie d’albums inspirés des 24 runes du vieux Futhark, le plus ancien alphabet runique au monde. Le multi‑instrumentiste vient d’imaginer ce qui deviendra l’un des genres underground les plus dynamiques du monde.

Il fonde alors Wardruna avec les chanteurs Lindy‑Fay Hella et Gaahl, son ancien camarade du groupe de black metal Gorgoroth. En 2009, après sept années de recherche, d’écriture et d’enregistrement, le groupe sort le premier opus de sa trilogie, intitulé Runaljod : Gap Var Ginnunga [“Le Son des runes : le vide était béant”]. Chaque morceau s’inspire de la culture et des traditions scandinaves : le groupe propose un néofolk ambient [du nom d’un courant musical généralement électro] incarné par des cors et des instruments à cordes antiques, et des tambours en peau d’animaux.

Fragments de la nature

Le lien avec la nature est évident : le tourbillon de l’eau, le souffle du vent et le craquement des flammes viennent se superposer aux mélodies. Dans Laukr, morceau qui tire son nom de la rune correspondant à l’eau, Einar Selvik chante immergé dans une rivière. Pour enregistrer son dernier album [sorti à la fin de janvier 2021], Kvitravn [“Corbeau blanc”], le groupe s’est cette fois-ci installé dans les bois et sur des tumulus.

“On pourrait presque dire que c’est à la création et à l’enregistrement ce que la Méthode [d’imprégnation du personnage, type Actors Studio] est à la scène : je suis l’instrument, et les mélodies sont le compositeur”, explique le leader du groupe, qui se dit animiste – il pense que tous les objets et les êtres vivants possèdent une âme propre.

Notre musique défend subtilement le caractère sacré de la nature. Nous ne sommes pas ses maîtres, mais un fragment d’elle.”

La renommée du groupe ne cesse de croître. La presse spécialisée a commencé à s’intéresser à lui en 2013, lors de la sortie de Runaljod : Yggdrasil (qui tire son nom d’un arbre sacré [l’Arbre Monde de la mythologie nordique]), et, au début de février, Kvitravn est entré dans le top 50 au Royaume-Uni. Mais Wardruna rassemblait déjà de nombreux fans : en 2013, leur tout premier concert britannique s’est joué à guichets fermés au Queen Elizabeth Hall, à Londres, déclenchant une véritable fascination pour la culture scandinave.

Une tradition metal bien ancrée

Rien d’étonnant à ce que ce genre musical ait vu le jour dans les étendues gelées du Nord. Depuis que des groupes norvégiens comme Mayhem, Emperor et Gorgoroth ont donné naissance au black metal au début des années 1990, les sons durs et froids font partie du paysage sonore local. Si Einar Selvik réfute catégoriquement toute assimilation au metal [pour Wardruna], on retrouve tout de même dans ses morceaux l’atmosphère contemplative typique de ce genre.

Rapidement, de nouveaux groupes comme Heilung, Forndom et Danheim ont suivi les traces des Norvégiens. Tous s’appuient sur le modèle de folk scandinave sombre créé par Einar Selvik. Mais c’est le succès de la série Vikings, diffusée sur la chaîne [américaine] History Channel [et disponible en France sur Netflix], qui a propulsé le genre dans la culture populaire, bien au-delà des amateurs de folk et de metal.

Einar Selvik travaille sur la bande originale de la série depuis le début de la saison 2, en 2014, et il y a même fait une apparition. Plus récemment, des morceaux de Heilung et Danheim ont également intégré la bande-son. Nul doute que la notoriété de Wardruna en a bénéficié, mais son leader refuse de se laisser réduire à cette collaboration. “Je n’utilise jamais le mot ‘viking’ pour décrire ma musique, se défend-il. Je n’ai jamais cherché à recréer la musique d’une époque particulière.”

L’inspiration folk et ses enfants rebelles

Grâce à des années de recherches et d’étude poussées, Einar Selvik s’est élevé au rang d’expert en traditions nordiques et en musique antique. Ses travaux sont régulièrement cités par des chercheurs de renom spécialisés dans les études scandinaves, et il donne des conférences à l’université d’Oxford – mais avec Wardruna, il s’adresse à tout le monde. “J’ai prévenu Einar que je ne connaissais rien aux runes et que je n’étais sûrement pas la bonne personne pour son projet”, raconte Lindy‑Fay Hella, la chanteuse du groupe. “Mais il m’a répondu : ‘Ce n’est pas grave, ce que je veux sentir dans la musique, c’est ton énergie’.”

“L’esprit folk a quelque chose de particulier – primitif, honnête, sans complexe”, affirme pour sa part Amalie Bruun, la chanteuse danoise du projet de black metal atmosphérique Myrkur, qu’elle gère en solitaire. Pour son album Folkesange [“Obscurité”], sorti en 2020, elle s’est inspirée des sagas de son pays [récits historiques, fictions ou légendes rédigés en prose]. “Ces sagas résonnent en vous, comme des souvenirs dont vous n’aviez pas conscience.”

Si les membres de Wardruna sont les ancêtres du folk scandinave, alors ceux du trio Heilung sont les adolescents rebelles du genre. Le groupe – formé par Kai Uwe Faust, le leader et chanteur, Maria Franz, la chanteuse coiffée de bois de cerfs, et Christopher Juul, le producteur – est désormais célèbre pour ses concerts saisissants, inspirés des rituels occultes. Sur scène, jusqu’à 22 personnes armées de lances et d’écus jouent des percussions avec des ossements humains. Leur première prestation, au festival Castlefest aux Pays-Bas en 2017, a été visionnée plus de cinq millions de fois sur YouTube. Intitulée Lifa [“Vie”], la vidéo a suscité des milliers de commentaires témoignant de la puissance émotionnelle de cette musique.

“Nous cherchons à modifier votre état de conscience, explique Maria Franz. C’est un voyage mouvementé : vous aurez peur, vous aurez mal, mais, au bout du chemin, vous ressentirez un profond soulagement.” Christopher Juul, lui, se souvient : “La première fois que nous avons joué en Russie, des chamans sibériens sont venus avec tout leur équipement et nous ont accompagnés aux percussions. Ils avaient tout compris.” La réaction du groupe ? “On en a pleuré.”

Tambour peint au sang

Assister à un concert de Heilung est une expérience intense. C’est un peu comme se retrouver en première ligne de la bataille de Minas Tirith dans Le Seigneur des Anneaux [l’affrontement de la plus vaste ampleur de la trilogie de Tolkien], ou participer à un rituel chamanique de guérison. À travers un nuage de fumée, les percussions martèlent un rythme hypnotique pour accompagner les chants, plus ou moins gutturaux. Pourquoi des os humains ? “Ça apporte une touche ritualiste”, explique Kai Uwe Faust, tout en précisant que l’objectif n’est pas de choquer, mais de rendre hommage à des traditions plusieurs fois millénaires. “Dans la musique traditionnelle tibétaine, on trouve des percussions faites de deux calottes crâniennes et des flûtes fabriquées à partir de fémurs humains. En Afrique, beaucoup d’instruments sont en peau humaine. Chez les peuples anciens, le lien avec les ancêtres était important.”

“Les os attirent l’attention, constate Christopher Juul, mais on joue aussi avec du sang humain. Notre tambour au milieu de la scène s’appelle Blod, c’est-à-dire ‘sang’. On l’a peint avec notre propre sang.”

“L’une de nos amies proches est infirmière, elle nous a aidés à le prélever, précise Maria Franz. Le sang possède une énergie immense. Quand Kai nous a dit que la grosse caisse avait besoin d’un sacrifice de sang, c’était encore totalement nouveau pour nous. Mais peindre quelque chose et voir son ADN de la sorte, c’est une expérience spirituelle très forte.”

Pas question de nostalgie antique

En 2016, Wardruna a achevé sa trilogie consacrée aux runes avec Runaljod : Ragnarok, dont le nom évoque le mythe nordique de l’apocalypse. Depuis, Einar Selvik a pu approfondir la relation entre les hommes et la nature dans Kvitravn, le nouvel album du groupe. D’après lui, nous sommes aujourd’hui à la recherche d’un lien avec ce qui nous entoure, qu’il s’agisse de la nature ou des traditions. L’album écarte toutefois “l’idée romantique” que tout était mieux avant. “Nous créons quelque chose de nouveau à partir de quelque chose d’ancien.” Une vision partagée par Christopher Juul : Heilung a pour mission “d’amplifier l’histoire”.

“On prend un livre d’histoire, on le passe dans un amplificateur et on observe le résultat”, explique-t-il. “Nous ne cherchons pas à faire le lien avec ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui. Les gens peuvent utiliser ces idées comme bon leur semble. Ce n’est pas à nous de leur imposer ce qu’ils doivent en faire.”

Einar Selvik en est convaincu : la musique de Wardruna s’adresse à l’instinct. “Certaines mélodies que nous chantons sont si anciennes qu’elles sont inscrites dans notre ADN, affirme-t-il. Chaque culture est façonnée par son environnement.”

En apparence, ma musique est scandinave, mais au plus profond d’elle-même, elle est intemporelle. Universelle. C’est pour cela qu’elle parle aux publics du monde entier.”

Kvitravn de Wardruna est disponible chez Sony Music/Columbia.
Folksange de
Myrkur est sorti chez Relapse Records.
Les albums de Heilung sont disponibles chez Season of Mist.

Dannii Leivers

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