Dante, une passion italienne

Dante, une passion italienne

En cette année du 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri, la mémoire de l’auteur de La Divine Comédie reste plus vivante que jamais. Illustration avec ce reportage dans la ville de Ravenne, sur la côte Adriatique, qui veille jalousement sur la tombe du poète florentin.

Heureusement, ici, Dante n’a pas encore été transformé en souvenir pour touristes. Son image n’est pas placardée à l’entrée de restaurants sans charme, ni sur le bric-à-brac qui se vend dans tous les tabacs. C’est ici, à Ravenne, que le poète est enterré, et l’endroit qui entoure sa sépulture s’appelle la “zone du silence”.

Une fois trouvée ladite zone, après être sorti de la gare et s’être faufilé dans les ruelles à l’arrière de la piazza del Popolo, on constate qu’elle correspond bien au nom que lui ont donné [au XXe siècle] les architectes Gustavo Giovannoni et Corrado Ricci. Bien sûr, l’anéantissement de la vie sociale par le Covid-19 joue un rôle dans cette atmosphère méditative, mais il y a une sobriété toute ravennate dans les soins dont est entourée la dépouille de Dante.

Je suspecte même de l’indifférence, jusqu’à ce qu’on me raconte l’histoire de ces ossements. “Il y a quelques mois, me dit le maire, Michele De Pascale, qui me reçoit dans son bureau, il a de nouveau été question de transporter provisoirement les restes de Dante à Florence [la ville dont il était originaire et dont il a été exilé; voir la chronologie ci-dessous]. Jamais je n’avais vu pareille réaction. Les gens m’ont écrit, ils m’ont téléphoné, ils m’ont arrêté dans la rue pour me dire qu’il ne fallait surtout pas prendre ce risque.”

La proposition émane de Cristina Mazzavillani, la fondatrice du Ravenna Festival [un festival d’opéra et de musique classique], qui a bien circonscrit la durée de l’opération : “Une semaine.” Comment cette idée lui est-elle donc venue ? Et, après toutes ces protestations, s’est-elle ravisée ? “Je n’ai pas du tout renoncé”, répond l’intéressée, qui se trouve être l’épouse du chef d’orchestre Riccardo Muti. “Nous sommes encore dans les temps. Je ne veux pas changer l’histoire. Je voudrais seulement que les ossements de Dante soient transportés, le temps des festivités, dans la ville où il aspirait à retourner. Qu’est-ce que cela coûte aux Ravennates ?”

Une vieille rivalité avec Florence

La dame ignore sans doute que certains affronts sont difficiles à pardonner après seulement cinq siècles. En effet, en 1519, les Florentins ont presque réussi à mettre la main sur la dépouille du poète. Le pape (un Médicis) les avait autorisés à exhumer ses restes pour les emporter à Florence, mais, à leur arrivée, ils trouvèrent le sarcophage vide. Les frères franciscains les avaient pris et si bien cachés qu’ils ne furent retrouvés, par hasard, que trois siècles et demi plus tard, en 1865.

“Mon grand-père, raconte Cristina Mazzavillani, était ferblantier. Il a été chargé de refaire la petite cassette de zinc qui contient les ossements de Dante, car la précédente était usée. Il a sorti les os de l’ancienne et les a déposés dans la nouvelle. À l’intérieur, en caractères minuscules, il a gravé son nom ainsi que la date, le 28 octobre 1923. Puis il est rentré chez lui, et, caressant le chef de ses enfants, il leur a dit : ‘Puisse-t-il vous rester dans la tête quelque chose de ce grand homme.’ Ensuite, pendant des jours et des jours, il ne s’est pas lavé les mains.”

Culte digne d’un saint

Avec ces os, Ravenne a retrouvé son disparu et l’Italie a trouvé son saint. Benedetto Gugliotta me raconte que “les restes de Dante sont entourés d’un véritable culte, un culte similaire à celui dont on entoure les reliques d’un martyr. Et l’épicentre de ce culte était Ravenne.” Historien, Gugliotta est responsable de la sauvegarde et de la valorisation de la Biblioteca Classense [la bibliothèque publique de Ravenne], logée dans un splendide monastère camaldule du VIe siècle. “Figurez-vous que, quand les os de Dante ont été exposés [au moment de leur redécouverte, au XIXe siècle], ils ont laissé des sortes de poussières sur le drap sur lequel ils avaient été déposés. Eh bien, ces poussières ont été recueillies et vendues comme les cendres de Dante. Elles ont été vénérées par un cercle de personnes dévouées au culte du poète, des personnes éduquées, laïques, parmi lesquelles figurait même Enrico Pazzi, le sculpteur qui a réalisé la statue de Dante sur la place Santa Croce, à Florence.”

La colère d’un spécialiste

Aujourd’hui encore, le tombeau du poète a quelque chose de sacré. Lors du premier confinement, il a été fermé. Lors du second, on a fait en sorte de le laisser ouvert au public. Ces jours-ci, les visiteurs se font rares. Mais par le passé, c’était un lieu de pèlerinage, d’abord littéraire. Dans le roman d’Ugo Foscolo [auteur des Dernières Lettres de Jacopo Ortis, un célèbre roman épistolaire paru en 1802], le personnage principal s’agenouille face au tombeau, “la tête appuyée sur [l]e marbre”, avant de se suicider. Plus récemment, le poète américain John Berryman [1914-1972] est venu composer ici une ode qui sera publiée dans la New York Review of Books.

La municipalité vient de restaurer le mausolée ainsi que toute la “zone du silence”. Je lis dans Il Resto del Carlino [le quotidien régional d’Émilie-Romagne] une lettre de Nullo Pirazzoli, qui fait part de son amertume à la vue des travaux dans le jardin qui jouxte le sépulcre du poète : il ne manque que “Béatrice et les sept nains”, écrit-il. Et ce n’est pas n’importe qui, ce Pirazzoli : il a enseigné la théorie de la restauration à l’université de Venise, et il est le plus grand spécialiste vivant de Camillo Morigia, l’architecte qui a conçu le tombeau. Je vais sur place voir ce qui l’indigne tant : le “sol industriel” (le gravier d’origine a été remplacé par un revêtement à base de plastique), les “parterres fleuris”, les arbustes plantés dans des “baquets tyroliens”. Le fait est que ce n’est pas du plus bel effet. Pour Pirazzoli, ces travaux “inqualifiables” n’ont “aucun rapport avec ce lieu historique”. Ils l’ont “dégradé”.

Je rencontre les organisateurs des célébrations [du 700e anniversaire de la mort de Dante, qui sera commémorée tout au long de l’année] : la municipalité mais aussi le Ravenna Festival et Dante2021 [une manifestation qui regroupe des événements liés à l’année Dante dans la région de Ravenne]. Une importante exposition rendra hommage à l’auteur de La Divine Comédie à Forlì – et non à Ravenne [les deux villes sont séparées d’une trentaine de kilomètres]. Du reste, en septembre dernier, le festival [d’arts vivants] qui se tenait depuis dix ans autour de l’œuvre du poète [le Festival Dantesco] a dû être annulé. “Le Covid nous en a privés”, me dit le président de la fondation qui le finance. Voilà un signal qui n’est pas encourageant. Même si on comprend qu’il est difficile d’organiser un événement de la sorte en ces temps de pandémie.

Le centenaire précédent, ce fut une tout autre histoire. Les célébrations ont été frénétiques. On peut s’en rendre compte en voyant les photos d’“Inclusa est flamma”, une exposition consacrée à l’anniversaire de 1921 [à la Biblioteca Classense jusqu’au 17 juillet] : un très bel ensemble qui fait sentir la ferveur que suscitait Dante à l’époque. C’est le ministre de l’Instruction publique, un certain Benedetto Croce [un intellectuel célèbre en Italie], qui avait inauguré un an auparavant les festivités dans une salle pleine à craquer, avec un discours abordant certains des thèmes de l’essai qu’il publiera l’année suivante, La poesia di Dante [“La poésie de Dante”, inédit en français], et qui deviendra un classique. Benedetto Croce pensait que beaucoup célébreraient “en Dante l’apôtre le plus inspiré de la nationalité italienne”, tandis qu’il invitait ses concitoyens à mettre de côté le “symbole” pour se concentrer sur ce qui a fait de Dante Dante, c’est-à-dire sa poésie.

Récupération fasciste

On ne l’écoutera pas. La Première Guerre mondiale, vue comme le dernier épisode du Risorgimento [période d’unification de l’Italie], était finie depuis quelques années. L’anniversaire de la mort de Dante à Ravenne apparut comme l’occasion de fêter la réunion de tous les Italiens, qui, enfin, se reconnaissaient comme les enfants d’un même père : Dante. Ravenne devint alors la capitale morale de l’Italie. Dans un tel climat, il semble presque naturel qu’en septembre 1921 trois milliers de Chemises noires aient marché sur Ravenne, guidées par Italo Balbo et Dino Grandi [deux figures du fascisme], se soient arrêtées sur le tombeau du poète pour lui rendre hommage, puis se soient adonnées à des dévastations dans ce qui apparaît comme la répétition générale de la Marche sur Rome [menée le 28 octobre 1922 par Mussolini, en prélude à sa prise du pouvoir].

Une photo montre les fascistes durant l’hommage sur le tombeau, sombres et électrisés, quelques instants à peine avant de saccager la Chambre du travail, les cercles socialistes, le siège de la Fédération des coopératives.

Une icône du street-art

Aujourd’hui, à Ravenne, Dante est aussi une icône du street art. Je suis un itinéraire qui part du centre – Kobra, un artiste brésilien, l’y a dessiné aux couleurs de l’arc-en-ciel à l’entrée d’une école – et qui s’étire jusqu’en périphérie de la ville. Ce ne sont pas des créations dirigées contre l’ordre établi mais des peintures murales faites d’amour, avec l’accord des autorités. Autorités qui, ici, depuis les années 1970, sont toujours restées à gauche. En périphérie de la ville, dans le quartier de Darsena, Dante apparaît sur une double fresque de dix mètres sur huit, signée Millo, peinte sur la façade de deux immeubles de logements sociaux. On y voit d’un côté Virgile, de l’autre Dante, tous deux représentés enfants. J’y suis conduit par Marco Miccoli, le commissaire de l’exposition “Dante Plus” [organisée tous les ans à la bibliothèque Alfredo Oriani], qui me raconte pourquoi l’éminent poète est peint en train de jouer, sous une couverture rouge, avec Devilman, un super-héros de mangas japonais.

Mon interlocuteur éveille la curiosité de gamins qui font du vélo autour de nous. Ils s’arrêtent et lui demandent de répéter ce qu’il a dit : “Je disais que le créateur de Devilman s’appelle Go Nagai et qu’il adore La Divine Comédie. Enfant, il a dévoré la version illustrée de Gustave Doré et sa représentation de Lucifer l’a touché au point de lui inspirer son plus célèbre personnage.”

Quand Dante servait à vendre des laxatifs

Depuis qu’elle existe, La Divine Comédie a toujours été mise en images. “Mais entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, explique Giovanni Boccardo, italianiste à l’université de Pavie, les images sont devenues indépendantes du texte. Dante et La Comédie se sont retrouvés dans des films, des bandes dessinées, des jeux vidéo, partout, sans plus aucune référence au texte.”

Actuellement, Boccardo prépare un projet consacré au Dante pop [à voir en juillet prochain], le poète apparaissant dans presque tous les domaines de la culture populaire contemporaine, jusque dans la publicité. Publicité où il s’est un jour métamorphosé en promoteur de laxatifs, par le biais d’une poétique association entre le purgatoire et l’effet purgatif recherché.

Revenir à la poésie

Dieu soit loué, le grand Francesco De Sanctis [un écrivain et homme politique du XIXe siècle] n’a pas eu à subir ce spot publicitaire. Déjà, en 1865, après s’être rendu à Florence pour les 600 ans de la naissance de Dante, il écrivait à son épouse, Maria : “J’entends dans la rue la voix de vendeurs de broches à quatre sous qui représentent Dante. Ils le ridiculisent. On vend même des dragées Dante !” Les craintes d’Eugenio Baroncelli, aujourd’hui, sont similaires :

On parle de Dante comme on parlerait d’une Maserati. Ce n’est plus un poète, c’est une marque.”

Baroncelli, qui vit à Ravenne, est un écrivain qui aiguise l’italien au point de lui donner une sonorité luisante. Je le rencontre chez l’éditeur de livres d’art raffinés Danilo Montanari. “Le fait que Dante soit mort à Ravenne n’ajoute rien à son œuvre. Ses ossements certifient seulement que même Dante n’était pas immortel. Sa poésie est la seule chose qui compte. Quel dommage que personne ne la lise plus. Même pas ceux qui s’affairent à lui rendre hommage.” Et de lâcher, avant de me saluer et de s’en retourner chez lui : “C’est cela qui manque, dans toutes ces festivités : la poésie.”

Nicola Mirenzi

Dante en quelques dates

1265 : naissance dans une famille de la petite noblesse florentine.

1289 : prend part à la bataille de Campaldino, dans la guerre des factions qui oppose les guelfes de Florence aux gibelins d’Arezzo.

1292-1293 : compose La Vie nouvelle, un récit autobiographique entrecoupé de sonnets, où il célèbre son amour pour une certaine Béatrice.

1301 : Dante est exilé de Florence. Il ne reverra jamais la ville.

1303-1321 : compose La Divine Comédie.

14 septembre 1321 : mort à Ravenne. 

Le père de la langue italienne

La Divine Comédie, de Dante, rédigée en vers, est non seulement “la plus célèbre et la plus belle de toutes les œuvres de la littérature italienne”, selon le portail de la RAI consacré à la langue italienne, mais aussi la première à n’avoir pas été rédigée en latin. Jusqu’à cette époque, en effet, “on considérait le latin comme une langue parfaite et les parlers qui en étaient issus comme dénués de valeur”. Dante, au contraire, tenait sa langue – le toscan florentin – en haute estime, la trouvant tout à fait adaptée à “des œuvres de haute littérature”. C’est en la travaillant “comme un élastique”, en la tirant “vers des registres élevés et d’autres familiers”, qu’il a écrit son fameux poème. Grâce à lui, le toscan “est devenu, avec quelques transformations, la base de l’italien moderne”, explique la RAI. Le site de la radiotélévision italienne le fait observer : “90 % des mots que nous employons aujourd’hui, dans l’italien de tous les jours, étaient déjà présents dans La Divine Comédie

Une œuvre “éternelle”

Chef-d’œuvre de la littérature mondiale, La Divine Comédie raconte (en trois parties composées de trente-trois chants chacune), le voyage de Dante à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Le poète est notamment guidé dans l’au-delà par le poète latin Virgile et par Béatrice, son grand amour, décédée à l’âge de 24 ans.

L’œuvre “parle évidemment de ce dont son expérience personnelle lui avait permis d’avoir connaissance de son vivant”, relève Alberto Asor Rosa dans Robinson, le supplément littéraire de La Repubblica. Mais, selon cet éminent critique et universitaire italien, La Divine Comédie “raconte aussi dans son essence notre histoire, l’histoire présente et future, celle de nos enfants, de nos petits-enfants et de nos descendants plus lointains. [Le poème] dit les logiques qui la dominent et continueront de la dominer.” Soit, dans la lecture d’Asor Rosa : le choix entre le bien et le mal, la quête infinie de la connaissance et la force de l’amour terrestre. 

“Qu’est-ce qui fait de chaque passage du poème un message destiné à se réverbérer à travers les âges ? La réponse en un sens est simple : la Poésie avec un grand P. C’est-à-dire, cette force de construction narrative et de communication pénétrante qui fait de chaque tercet contenu dans le poème un interlocuteur non soluble dans le temps” – et de La Divine Comédie dans son ensemble une œuvre “éternelle”.

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