Une fois la crise terminée, prudence et distanciation laisseront place à une furieuse envie de vivre, de sortir et de faire l’amour, prédisent plusieurs chercheurs interrogés par le journal portugais Visão. Comme pour tenter de rattraper le temps perdu.
Quand il est devenu évident que la pandémie de Covid-19 n’allait pas s’arrêter de sitôt, Nicholas Christakis s’est lancé en quête de réponses dans le passé. En se penchant sur ce qui s’était produit après la grande épidémie de grippe dite “espagnole”, en 1918, qui fit selon les estimations entre 20 et 100 millions de morts dans le monde, ce professeur à l’université Yale eut une certitude : le XXIe siècle aurait lui aussi ses “années folles”.
Selon la thèse de cet éminent épidémiologiste et sociologue, toutes les tendances visibles aujourd’hui vont s’inverser : dans un avenir proche, discothèques et stades feront le plein, et le monde des arts connaîtra une prolifique renaissance. Ce regain pourrait aussi passer par un grand moment de “libertinage sexuel”, d’extravagance dépensière et de recul de la religiosité, avance Nicholas Christakis dans Apollo’s Arrow : The Profound and Enduring Impact of Coronavirus on the Way We Live [“La flèche d’Apollon – Des conséquences profondes et durables du coronavirus sur notre mode de vie”, paru en octobre 2020 en version originale].
Début des “années folles” en 2024 ?
“Pendant une épidémie, il y a une montée de la religiosité, les gens deviennent plus sobres, ils économisent, ils fuient les prises de risque. Cela se vérifie aujourd’hui comme depuis des centaines d’années”, expliquait cet universitaire star dans un entretien récent au quotidien britannique The Guardian. “Et quand l’épidémie prend fin, elle est généralement suivie d’une frénésie d’interactions sociales.”
Et selon le chercheur américain, cette période commencera précisément en 2024. En attendant, il faudra atteindre l’immunité de groupe grâce à la vaccination, qui nécessitera probablement toute l’année 2021, mais aussi se remettre des dégâts socio-économiques, insiste Christakis.
[En 2024], vraiment ? À lire dans The Economist que les aventures d’un soir deviendront l’exception pour la jeunesse dans le monde d’après, à voir Der Spiegel prophétiser “la fin de la nuit”, cette promesse de folles années 2020, qui plus est avec une date de début annoncée, semble bien audacieuse.
“Voir des gens se prendre dans les bras, se serrer la main et s’embrasser dans des films nous donne des frissons”, remarquaient déjà en avril 2020 Susan Michie et Robert West, spécialistes en psychologie de la santé à l’University College de Londres. “Dans le monde de l’après-Covid, nous serons moins enclins à manifester notre politesse ou notre affection par des gestes physiques”, écrivaient-ils dans un article conjoint publié sur le site d’information Vox.
L’anxiété laissera des traces
La sociologue portugaise Rita Gouveia n’est pas si catégorique quant à notre avenir proche. Elle se dit même “très partagée”. Si elle s’attend effectivement à ce que le long confinement marque dans les corps “la mémoire sociale”, elle pressent aussi qu’après la privation d’affection et de contact physique, il pourrait y avoir un effet boomerang dans la quête de plaisir, qu’il s’agisse de sortir le soir, d’aller au cinéma ou au théâtre, ou dans la vie sexuelle.
“Aujourd’hui, avant un contact physique, on évalue le risque, rappelle cette chercheuse à l’Institut de sciences sociales de l’université de Lisbonne, qui travaille sur les conséquences sociales de la pandémie au Portugal. Avant d’accepter un rendez-vous amoureux, on évalue les conséquences pour la famille, pour les amis. Il y a une contention du corps et du désir qui peut par la suite se traduire par une volonté de rattraper le temps perdu. Peut-être même les gens vivront-ils chaque jour comme si c’était le dernier.”
Mais le corps, lui, n’oublie pas, rappelle Rita Gouveia. “Les habitudes reviendront peut-être, mais certaines choses resteront gravées. Il y a eu une rééducation du corps et des rapports sociaux, son inversion ne pourra être que progressive. Nous assisterons peut-être à une volonté frénétique de compenser la perte des libertés intime et culturelle, mais je crois qu’il faudra du temps.”
Pour la psychologue et sexologue Ana Alexandra Carvalheira, la thèse de Nicholas Christakis se tient, mais pas sa datation précise. “Nous allons connaître une décompression affective, sociale et sexuelle, mais il n’y aura pas de jour J.”
Sexe, concerts et rouge à lèvres
“La décompression se fera de façon diluée, car toutes sortes d’attitudes cohabiteront. La frénésie ne vaudra que pour les personnes qui ont le moins peur, qui sont le moins anxieuses. Or l’anxiété a gagné beaucoup d’individus, je le vois en consultation.”
Quel que soit le niveau de peur de chacun, Ana Alexandra Carvalheira, chercheuse au William James Center for Research, de l’ISPA-Instituto Universitário (Lisbonne), est convaincue que la pandémie n’aura pas raison des embrassades. “L’être humain est fait pour l’interaction physique, insiste-t-elle. Nous sommes des êtres sexuels, anthropologiquement faits pour la relation physique et la relation amoureuse. Nous nous jetterons donc avec ardeur dans le contact et le sexe, même si cette longue retenue qu’aura été la pandémie laissera forcément des séquelles psychologiques chez certains.”
Les historiens Helena Silva et José Manuel Sobral se montrent plus réservés encore. Pour la première, chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine à Lisbonne, la comparaison avec les années qui ont suivi l’épidémie de grippe espagnole ne va pas de soi, car il n’y avait alors pas de vaccin, et la période a coïncidé au Portugal [ainsi qu’en France] avec la fin de la Première Guerre mondiale et une crise politique et économique. “L’armistice a donné lieu à des moments de liesse, mais il n’y a pas eu de ‘Youpi, je ne suis pas mort de la pandémie’, car au début du 20e siècle, on mourait encore de bien d’autres maladies.”
“Si en 1918 la tuberculose a moins tué, c’est parce que la grippe s’en est chargé, renchérit son confrère José Manuel Sobral, également anthropologue. Au sortir de l’épidémie, la vie sociale, et nocturne, a connu un fort épanouissement à Lisbonne, mais ne faut-il pas l’attribuer, avant tout, au soulagement de la fin de la guerre ? Nous ne pouvons rien affirmer en la matière, faute d’éléments de preuve solides.”
Chez L’Oréal, on se fonde sur l’histoire et l’on anticipe à très court terme une envolée des ventes de maquillage. “Pouvoir remettre du rouge à lèvres sera un symbole du retour à la vie”, imagine le PDG du groupe de cosmétiques, Jean-Paul Agon.
Quoi qu’il en soit, on a envie de se fier à la folle ambiance qui régnait chez les milliers de Néo-zélandais venus le 16 janvier voir dans un complexe sportif en plein air le groupe [de pop] Six60, qui relançait ses habituels concerts du samedi. Oui, l’euphorie est peut-être au coin de la rue.