Consécration américaine pour le DJ kazakhstanais Imanbek et son remix venu des steppes

Consécration américaine pour le DJ kazakhstanais Imanbek et son remix venu des steppes

Le 14 mars, le grammy award du meilleur remix a été décerné au jeune artiste kazakhstanais Imanbek. Une récompense qui confirme que de nouveaux talents émergent dans les pays d’ex-URSS, et que le marché russe ne constitue plus leur unique horizon, analyse cette publication moscovite.

C’est une très jolie histoire, quels que soient vos goûts musicaux. Le musicien autodidacte Imanbek Zeikenov, âgé de 20 ans à peine, originaire de la petite ville d’Aksou, dans la région de Pavlodar, dans le nord du Kazakhstan, a déniché en 2019 le titre Roses du rappeur américain Saint Jhn et l’a mixé dans une version plus entraînante.

L’artiste avait tenté de prendre contact avec Saint Jhn, mais en vain ; alors le jeune homme a réalisé un remix pour son propre plaisir. Et il a fait fureur. Son morceau a été classé plusieurs fois single de platine et de diamant, il s’est classé vingt semaines d’affilée en haut des box-offices mondiaux, parmi les principaux tubes de 2019-2020. Saint Jhn a fini par poster le remix Roses sur sa chaîne YouTube ; il totalise déjà plus de 150 millions de vues. Finalement, le single d’Imanbek a bien plus de succès que la version originale.

Le sacre d’un DJ cheminot

Imanbek est donc devenu cette année le premier Kazakhstanais à représenter son pays aux Grammy Awards, mais sa victoire [annoncée le 14 mars à Los Angeles, dans la catégorie Meilleur remix] ne faisait aucun doute.

En plus de composer au sein du label russe Effective Records, le jeune DJ travaillait comme cheminot – d’où sans doute la rythmique particulière de son morceau, qui fait penser au martèlement des roues du train. Mais il ne s’agit pas seulement ici de qualités musicales. Les musiciens kazakhstanais plus largement, tout en continuant à travailler sur le marché russe, l’ont progressivement dépassé et sont désormais autonomes sur la scène internationale.

Première étape : séduire le marché russe

Pendant longtemps, pour tout compositeur ou interprète d’Almaty ou de Karaganda [deux villes du Kazakhstan], le comble du rêve était de signer avec un producteur russe, à moins de vouloir se cantonner à l’ennui des mariages et des fêtes d’entreprise. C’est précisément ce complexe du “petit frère”, dont souffre tout le pays, qui a poussé les talents kazakhstanais à dépasser leurs collègues russes ; et c’est la Russie qui est maintenant à la traîne.

Le phénomène a été favorisé par plusieurs facteurs essentiels. La propagande culturelle martelée en Russie agit à l’inverse de l’effet voulu : les musiciens, humoristes, réalisateurs et autres créateurs de talent ont compris, au vu des standards suggérés, qu’ils pouvaient faire beaucoup mieux. Et puisque les conditions de départ des Kazakhstanais sont différentes de celles des Russes, les profils comme celui d’Imanbek se sont préparés à devoir travailler plus et plus longtemps pour créer et promouvoir leurs créations. Cette approche a permis aux artistes kazakhstanais de surmonter assez rapidement le dédain des Russes.

Qui irait dire que [le rappeur kazakhstanais] Scriptonite ou [le producteur et rappeur azerbaïdjano-kazakhstanais] Jah Khalib ne sont pas “des nôtres” ? Au contraire, tout le monde veut fraterniser avec eux et pouvoir leur ronronner à l’oreille le refrain de Leila [une chanson du second]. Qui oserait dire que le comédien Nourlan Sabourov se produit exclusivement pour le marché kazakhstanais ? Non seulement son humour marche sur les Russes, mais il est même d’autant plus percutant qu’il montre le regard extérieur d’un Kazakhstanais sur la réalité russe.

Deuxième étape : crever le plafond de verre russe

Dans leurs niches artistiques respectives, les Kazakhstanais ont vite grimpé en haut de l’affiche en Russie. Or, quand cela arrive, il n’y a guère que deux options : consolider sa position et stagner, ou essayer de monter encore plus haut. La génération qui a la vingtaine aujourd’hui a naturellement choisi la seconde option, tout en sentant intuitivement que l’Olympe de la scène russe avait un plafond de verre, qui devient de plus en plus bas avec le retour insidieux du réalisme socialiste néosoviétique ; ces musiciens se sont donc tournés vers d’autres marchés internationaux.

Et voilà comment un gars originaire d’Aksou a reçu un grammy. Ou comment Dimash Qudaibergen, un gars d’Aktioubé qui traîne certes encore dans les talk-shows russes, a gagné une renommée internationale grâce à ses concerts en Chine et aux États-Unis (et même à la cérémonie d’investiture de Joe Biden). Daneliya Toulechova est à son tour en train de décoller : à 15 ans, elle crève l’écran dans des shows tels que The Voice ou America’s Got Talent.

Un exemple à suivre pour les Russes ?

Et il ne s’agit là que de musique ! Il y a encore les humoristes, le cinéma (les films d’Adilkhan Erjanov sont à un fil de la consécration au Festival de Cannes, où ils sont projetés dans la sélection Un certain regard), l’opéra, le sport, l’économie. Ce qui est marquant, c’est qu’en surpassant la Russie et en devenant progressivement leader dans l’espace post-soviétique le Kazakhstan ne prend pas la grosse tête et se montre prêt à accueillir et à rassembler les efforts des autres. Dans le secteur de la musique, par exemple, des stars mondiales viennent tourner leurs clips au Kazakhstan. Comme l’ont fait il y a quelques années le rappeur Noize MC et la chanteuse russe Monetochka (pour le clip de Childfree), ce sont maintenant Bi-2 (Peklo) et Till Lindemann du groupe allemand Rammstein qui tournent à Almaty.

Reste à savoir si les interprètes, les compositeurs et autres acteurs russes seront stimulés par cette concurrence, ou s’ils préféreront rester dans leur petit monde douillet où tous les rôles sont déjà distribués et sous le plafond duquel ils peuvent se recroqueviller confortablement. La première option demanderait bien plus d’efforts, et puis, aujourd’hui, les jeunes espoirs russes qui tentent de passer à la vitesse supérieure et de proposer quelque chose de nouveau sont plutôt mal vus (je pense à l’histoire récente de Manija*).

D’ailleurs, c’est là aussi un avantage des Kazakhstanais par rapport aux Russes : ils sont tous derrière chaque concitoyen qui aura percé quelque part dans le monde. Comme s’ils savaient qu’ils sont rares et qu’il est important de rester unis. Tandis qu’en Russie il n’y a pas de cohésion.

* Manija est une jeune chanteuse russe sélectionnée pour participer à l’Eurovision 2021 avec la chanson Russian Woman. Son origine tadjike, son militantisme féministe et son engagement dans de nombreuses causes comme celles des réfugiées ne plaisent pas à tout le monde en Russie.

Viatcheslav Polovinko

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