Qui veut avoir un génie comme ami ?

Qui veut avoir un génie comme ami ?

Chaque semaine, Courrier international vous propose un billet écrit à la première personne qui s’interroge sur notre condition moderne avec l’appui d’œuvres littéraires, scientifiques et, bien sûr, philosophiques. Ce samedi, dans le magazine littéraire de Chicago The Point, la philosophe américaine Agnes Callard s’interroge sur la troublante héroïne de la série Netflix Le Jeu de la dame.

Beth, protagoniste de la série Le Jeu de la dame, n’est pas quelqu’un que l’on voudrait avoir pour amie. Elle emprunte de l’argent à son mentor – le vieux concierge qui lui a fait découvrir les échecs dans son enfance – et ne le remboursera jamais, pas plus qu’elle ne se fendra d’une visite ou d’un remerciement pour celui qui a lancé sa carrière. Elle instrumentalise de la même manière les jeunes gens qui forment son réseau de soutien et l’aident à s’améliorer. Elle est tellement concentrée sur ses tournois qu’elle adresse à peine un mot d’avertissement à sa mère adoptive alors que celle-ci est en train de sombrer dans l’alcool. Lorsqu’elle perd une partie, elle se comporte comme un enfant capricieux, contrairement à ses adversaires, qui encaissent leur défaite avec grâce. Elle se montre cruelle et manipulatrice lorsqu’elle affronte – à l’âge adulte – un jeune prodige russe qu’elle ne traitera avec un peu plus de douceur qu’après l’avoir battu.

Beth ne semble aimer personne mais le public l’adore quand même, fasciné par l’étendue de son génie. Peu importe que la plupart des spectateurs ne sachent pas jouer aux échecs. Les scènes de jeu s’attardent essentiellement sur le regard hypnotique de Beth, sa silhouette parfaite et ses ongles manucurés comme si la contemplation de son physique était une manière symbolique d’apprécier sa puissance cognitive. La série nous signale son génie en faisant dire à d’autres personnages qu’elle est “époustouflante” et en les montrant empressés de se mettre à son service.

Une lumière glamour

Il existe également des génies dans mon domaine, la philosophie. Un jour, un génie m’a posé une question après une conférence – et a quitté la salle avant d’entendre ma réponse. Une autre fois, un génie n’a pas daigné quitter son siège – juste à côté du conférencier – pour répondre à un coup de téléphone. Une autre fois encore, lors d’un dîner, un génie débattant avec moi a fini par s’énerver parce que je refusais de lui donner raison. Il a commencé à me toucher – ce n’était ni sexuel ni violent mais quelque chose entre les deux –, mettant sa main sur la mienne, puis sur mon bras et finalement sur mon cou, tout ça pour appuyer ses arguments. Il l’a fait devant tout le monde et personne ne l’a interrompu, pas même moi.

Un jour, j’ai invité un génie à dîner chez moi. Il est arrivé avec une heure de retard, accompagné de tout un aréopage, et m’a tendu un paquet de pop-corn à moitié entamé en guise de remerciement pour mon invitation. À mesure que la conversation a dérivé sur le terrain philosophique, il a fait taire son entourage, leur signifiant qu’ils n’avaient pas à prendre part à cette partie de la soirée. Comme tant d’autres proches de Beth, ces gens aimaient simplement se savoir utiles au génie quelle que soit la manière dont il les traitait. À noter qu’il ne s’agissait pas d’une seule et même personne, ces quatre anecdotes se sont produites avec quatre génies différents.

Vous avez probablement envie de dénoncer le comportement de ces génies et de leur entourage qui tolère leurs excès, mais n’oubliez pas que je n’ai rien fait pour vous montrer leur éblouissant génie. Je n’ai pas présenté leurs talents sous une lumière glamour comme le fait Le Jeu de la dame avec Beth.

L’enfant prodige

J’ai passé mon enfance convaincue d’être secrètement un enfant prodige. Le seul problème était de déterminer dans quel domaine. Je me suis essayée à divers instruments de musique ainsi qu’à la composition ; j’ai tenté les cours de ballet, de gymnastique et de patinage artistique ; j’ai perdu des compétitions de mathématiques, des débats et des concours d’éloquence calqués sur le modèle des Nations unies. J’ai écrit de mauvais poèmes, j’ai tâté du théâtre, de la peinture et de toutes sortes d’expressions artistiques.

Mon incommensurable confiance en moi et ma détermination ont parfois produit des résultats comiques, comme lorsque mes rêves de ski nautique m’ont poussée à poursuivre mes efforts pendant deux mois sans que je parvienne à seulement sortir de l’eau. (J’ai globalement passé tout un été dans l’eau, tractée par un bateau.) Je crois que ma dernière tentative m’a amenée à des cours d’été d’architecture : j’ai été fascinée par les Lego jusque tard dans mon adolescence, ce qui me faisait soupçonner quelques talents cachés dans le domaine de l’architecture. Mes professeurs n’en ont toutefois jamais vu la trace. Peu importait le nombre croissant de mes échecs, j’étais convaincue que la prochaine fois serait la bonne. Seule la fin de mon enfance parvint à mettre un terme à mes rêves de surdouée.

Je n’étais pas une enfant facile : j’étais autoritaire, obsessive, égoïste et de caractère difficile. Ma sœur cadette était bien plus douée que moi pour se faire des amis et, pendant toute notre enfance, nos parents l’ont forcée à m’embarquer avec elle quand elle rejoignait des amis. Je me souviens du regard horrifié d’une mère découvrant l’empreinte de mes dents sur le chapeau de Schtroumpf en plastique de sa fille. (Je savais bien que ce n’était pas un marshmallow, mais ça y ressemblait tellement.) Mon génie était peut-être imaginaire, mais mon étrangeté était bien réelle.

J’avais lu suffisamment de livres pour comprendre que le statut de génie était une excellente façon de faire excuser la mauvaise conduite, et je me disais que le simple fait que j’en sois consciente était bien la preuve de mon génie caché : si j’étais un enfant prodige, les autres ne tarderaient pas à faire la queue pour m’assister, selon mes conditions, et mes “mauvais” comportements seraient rapidement requalifiés en charmantes marques d’originalité.

Il n’y a pas si longtemps, je me suis entendu dire avec un certain mépris que j’étais “sotte et malpolie”. Je sais par expérience que, dans un autre contexte, cette même personne aurait souri et applaudi mon “excentricité”. Ce que je comprends aujourd’hui – et qui m’échappait quand j’étais enfant – est que la différence entre ces deux réactions tient à très peu de chose.

Notre société encense les gens qui s’acharnent à être eux-mêmes, les disant courageux et indépendants – sauf lorsqu’elle leur reproche d’être égoïstes et narcissiques. De la même manière, nous pouvons employer un terme positif pour parler des gens qui respectent les règles – ils sont “coopératifs” – ou une variante négative quand leur attitude ne nous plaît pas – ils deviennent alors “conformistes”. La différence entre un individu “coopératif” ou “conformiste” est souvent ténue, nettement moindre en tout cas que l’écart de connotation entre ces deux termes. Cela crée une illusion verbale : puisque nous devons choisir un terme, nous sommes plus enclins à exagérer – y compris à nos propres yeux – les caractéristiques qui placent cette personne dans un camp ou dans l’autre. Le fossé éthique qui sépare le “soutien” de l’entourage de Beth et la “complicité” des proches de mes génies de la philosophie n’est pas aussi vaste que ce que l’on pense.

Le sentiment de solitude

Si mes excentricités vous dérangent d’une manière ou d’une autre, si elles vous irritent ou vous gâchent l’existence, cela signifie-t-il que vous pouvez me reprocher d’être égoïste ou cela veut-il dire que je peux vous accuser d’être peu ouvert d’esprit ? L’avantage d’être quelque peu excentrique, c’est que l’on sait qu’il n’existe peut-être pas de réponse à cette question : vous apprenez à vous dire qu’il n’est pas toujours possible de mettre le doigt sur “la véritable victime”.

Le plus ennuyeux quand on est excentrique, c’est le sentiment de solitude. Celui-ci ne vient pas seulement, ni même essentiellement, d’une forme de rejet des autres. C’est pourtant ce que je pensais naïvement enfant, et c’est pourquoi je me disais que si le statut de génie pouvait me faire accepter par les autres, cela me rendrait heureuse. Sauf que ce n’est pas parce qu’on se voit d’un coup qualifier de personne “courageuse et indépendante” et que l’atmosphère se détend que l’on se retrouve comme par magie entouré de gens avec qui l’on se sent véritablement connecté. Pour créer d’authentiques liens avec les gens, il faut respecter une éthique commune, et cela passe par des règles communes – et non un statut d’exception.

Il ne faut pas oublier que la tolérance n’a jamais été une fin en soi. La tolérance et la souplesse sont des palliatifs à l’exclusion, une façon de gérer le choc initial avec la différence. Si pour certaines personnes, les comportements que la plupart des gens adoptent simplement et naturellement paraissent arbitraires, coercitifs, étrangers ou tout simplement source de confusion – car oui, certains d’entre nous pensent cela –, la bonne réaction ne consiste pas à les laisser faire. Ce n’est pas un acte de gentillesse [que de les laisser s’enfermer dans leur différence], c’est une forme d’ostracisme qui ne dit pas son nom. Personne ne veut rester seul dans son coin. Personne ne veut être seul.

Le génie exige plus que d’exceller dans un domaine. C’est la nature du génie que de susciter une forme extrême de tolérance – et de solitude – en plaçant un individu sur un piédestal et en l’entourant de béni-oui-oui. C’est une caractéristique des génies que de ne pas avoir de véritables amis, comme Beth. Les spectateurs ne remarquent même pas que leur fascination pour Beth occulte la question même de savoir quel genre d’amie elle serait. Ce qu’ils admirent chez elle, c’est précisément sa capacité à être seule, au sommet, comme si l’absence de liens d’amitié était une forme de superpouvoir. Mais existe-t-il réellement un être humain dont l’esprit serait à ce point extraordinaire qu’il pourrait s’épanouir en étant “libéré” des règles et attentes qui constituent les piliers du sentiment d’appartenance pour tous les autres êtres humains ?

Il est révélateur que le terme “génie” soit presque systématiquement associé à l’adjectif “torturé”. Il est difficile d’imaginer un personnage comme celui de Beth sans l’alcoolisme, l’addiction aux drogues, une intense solitude et un penchant pour l’autodestruction. Le mythe nous dit que le “génie” est torturé par une forme de conflit intérieur que le commun des mortels n’est pas suffisamment intelligent pour comprendre, et que le mieux que l’on puisse faire est de rester à l’écart. La véritable torture est celle que nous infligeons aux gens que nous qualifions de génies pour nourrir nos propres fantasmes d’indépendance. Les génies ne sont que les monstres que nous créons.

Agnes Callard

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