Il a fait toute sa carrière dans l’ombre du fondateur du géant du commerce en ligne. Créateur de la branche “cloud”, la plus rentable de la société américaine, il remplacera son mentor cet été.
En 2002, Andy Jassy, jeune cadre chez Amazon, a commencé à suivre Jeff Bezos comme son ombre. Partout où le fondateur de la librairie en ligne allait, il le suivait, de réunions du conseil d’administration en conversations téléphoniques, raconte Ann Hiatt, l’assistante de Jeff Bezos entre 2002 et 2005. Andy Jassy était le “deuxième cerveau” du PDG, sa mission consistait à questionner les raisonnements de son patron et à anticiper ses réponses. “Je pensais jusque-là avoir un niveau d’exigence élevé, racontait Andy Jassy dans un podcast à l’automne dernier, à propos de cette période qui dura dix-huit mois. Mais en arrivant à ce poste, je me suis rendu compte qu’il ne l’était pas suffisamment.”
Après avoir appris de Jeff Bezos pendant plus de vingt ans, il est aujourd’hui chargé de marcher sur ses traces. Cet été, Andy Jassy, 53 ans, remplacera Jeff Bezos, 57 ans, au poste de directeur général du groupe, tandis que ce dernier deviendra président exécutif.
Ce passage de flambeau sera suivi de très près. Andy Jassy se retrouvera à la barre d’Amazon, devenue une entreprise valorisée 1 700 milliards de dollars [1 420 milliards d’euros], employant 1,3 million de personnes dans le monde et dont les activités vont de l’e-commerce à la logistique, en passant par l’informatique dans le cloud [stockage de données], le divertissement et l’électronique. Le tout sous l’œil vigilant de Jeff Bezos, qui demeure l’actionnaire principal.
Les immenses défis d’un géant
Amazon va devoir relever un nombre croissant de défis. En Europe et aux États-Unis, la société de Seattle est de plus en plus surveillée par les régulateurs et les législateurs, qui s’inquiètent de son pouvoir. Ses employés se font de plus en plus bruyants et actifs dans la vie de l’entreprise. Certains investisseurs et employés se demandent si un tel géant peut continuer à innover sans être entravé par des lourdeurs bureaucratiques.
Le futur directeur général n’a encore rien dit, publiquement, de sa vision pour Amazon, mais ceux qui le connaissent assurent qu’il s’inscrira dans la lignée du fondateur. Exemple parfait de l’employé dévoué à son entreprise, Andy Jassy a participé à la conception et à la diffusion de nombreuses caractéristiques de la culture maison. “Andy fait vraiment partie de cette culture, confirme Tom Alberg, associé de Madrona Venture Group et membre du conseil d’administration d’Amazon jusqu’en 2019. Je pense vraiment qu’il y aura une grande continuité entre les deux.”
Cadet de trois enfants, Jassy a grandi à Scarsdale, dans l’État de New York. Son père était associé d’un cabinet d’avocats bien établi et sa mère s’occupait du foyer tout en participant à des associations artistiques. Diplômé en science administrative à Harvard, il collabore au journal étudiant, le Harvard Crimson [comme responsable de la publicité].
Celui qui se voyait journaliste sportif se lance en fait dans le marketing direct à la fin de ses études. Il tente de créer une entreprise avec un collègue avant de rejoindre la Harvard Business School. En 1997, alors qu’il est en route pour un concert de [la chanteuse folk] Shawn Colvin à New York, il reçoit un coup de fil pour un entretien chez Amazon. Il décroche le poste, passe ses derniers examens un vendredi et se présente chez Amazon le lundi suivant – trois semaines avant l’introduction en Bourse.
En 2002, après être passé par les départements marketing et musique, Andy Jassy est donc appelé par le PDG pour devenir son “ombre”, une fonction proche de celle de chef de cabinet réservée aux cadres prometteurs. Ann Hiatt, l’ancienne assistante, résume :
Son travail consistait à être le partenaire d’entraînement intellectuel de Jeff Bezos.”
Il a aussi participé au développement d’un nouveau secteur d’activité pour Amazon : l’informatique dans le cloud. À l’époque, Jeff Bezos était mécontent de ses équipes de développement logiciel qui prenaient plus de temps que prévu pour achever leurs projets alors que l’entreprise embauchait à tour de bras des ingénieurs pour sortir de nouveaux produits. Il demande alors à son collaborateur de se pencher sur le problème.
Le cloud, 63 % des bénéfices d’Amazon
Andy Jassy découvre que les équipes passent davantage de temps à créer leur propre infrastructure qu’à concevoir des produits. Finalement, Amazon décide de repenser son fonctionnement pour permettre à différents groupes de partager les mêmes briques technologiques de base.
En 2003, lors d’une réunion organisée au domicile du PDG, Andy Jassy et d’autres cadres estiment qu’aider d’autres sociétés à résoudre les problèmes qu’Amazon avait rencontrés pourrait offrir un débouché commercial à l’entreprise. Mais avant que ce projet puisse voir le jour, Andy Jassy devait présenter un “six-pages” – une note qui présente une nouvelle idée sous forme narrative – au conseil d’administration et expliquer quels moyens seraient nécessaires. “J’étais tellement fébrile que j’ai écrit trente brouillons de ce document”, a-t-il avoué en 2017, lors d’une conférence à l’université de Washington. Il demande à s’entourer de 57 personnes, ce qui n’était pas rien, sachant qu’à l’époque Amazon ne comptait pas plus de 5 000 salariés. Selon Andy Jassy, Jeff Bezos “n’a pas sourcillé”.
Le projet allait devenir Amazon Web Services (AWS), désormais la plus grande source de revenus du géant du commerce en ligne. Les entreprises n’ont pas tardé à comprendre l’intérêt qu’elles avaient à ne payer Amazon que pour les ordinateurs et la capacité de stockage qu’elles utilisaient, au lieu d’investir de fortes sommes pour acheter, construire et entretenir leurs propres systèmes informatiques.
AWS était gérée comme une start-up au sein de l’entreprise. Andy Jassy s’y est taillé une réputation de dureté, même s’il ne hurlait pas sur ses collaborateurs et ne cherchait pas à les déstabiliser, selon d’actuels et d’anciens salariés. Dans les réunions, il posait des questions pointues mais se contentait parfois de laisser ses équipes argumenter à qui mieux mieux. Dans ses courriels, il réagissait aux bonnes nouvelles par un simple “Bien joué”, avec un nombre de points d’exclamation apparemment aléatoire. Il y avait des débats pour savoir si le nombre de points d’exclamation revêtait un sens caché.
L’année dernière, le chiffre d’affaires d’AWS a atteint 45,4 milliards de dollars [37,9 milliards d’euros]. Cette filiale représente 12 % des recettes du groupe et 63 % de ses bénéfices.
“Obsessionnel, déterminé et tenace”
Une fois qu’Andy Jassy aura pris la tête d’Amazon, ses opinions seront suivies de près. Au début de l’année dernière, il évoquait avec enthousiasme l’idée de vendre aux services de police la technologie de reconnaissance faciale d’Amazon, Rekognition, critiquée pour ses partis pris contre les personnes de couleur. “On verra” si les forces de police “abusent de cette technologie”, lançait-il dans Frontline, une émission de la chaîne PBS en février [2020]. “Elles ne l’ont pas fait. Partir du principe qu’il va y avoir des abus et que les policiers ne devraient pas avoir accès à la technologie la plus perfectionnée du marché, cela ne me paraît pas juste.” Mais quand les manifestations du mouvement Black Lives Matter se sont multipliées, Andy Jassy a commencé à donner de la voix sur la question raciale. En juin, Amazon a annoncé un moratoire d’un an sur l’utilisation de Rekognition par la police.
“Les responsables de la mort de Breonna Taylor [une ambulancière africaine-américaine de 26 ans tuée par la police en mars 2020] vont devoir rendre des comptes, on ne peut pas laisser passer ça, écrivait-il sur Twitter en septembre à propos de la police. Nous ne l’avons toujours pas compris, aux États-Unis. Si la police ne doit pas rendre de comptes pour les meurtres de Noirs, il n’y aura ni justice ni changement dans notre pays.”
En décembre, lors d’une conférence chez AWS, il a laissé entrevoir la manière dont il pourrait diriger l’une des sociétés technologiques les plus riches au monde. Reprenant une idée de Jeff Bezos, qui a toujours insisté sur la nécessité pour les entreprises de toujours évoluer, il a fait valoir que le secret de la survie était de savoir se réinventer au bon moment. Puis il a présenté un projet de renouvellement en huit étapes, soulignant l’importance d’être “obsessionnel, déterminé et tenace”.
“Il faut avoir le courage de tirer l’entreprise vers le haut et de l’obliger à évoluer, à bouger”, a-t-il conclu.
Jeff Bezos “n’est pas un bon patron”
Son nom est “synonyme de la cruauté du système auquel il a contribué et dont il a bénéficié”, dit de Jeff Bezos le magazine de la gauche américaine Jacobin. L’homme le plus riche du monde va quitter ses fonctions de PDG, mais il n’y a “aucune raison de croire qu’Amazon deviendra le monopole amical que son logo souriant pourrait suggérer”. Car le géant s’est construit sur la “tarification prédatrice, qui consiste à offrir des produits et services à un prix inférieur à leur coût pour tuer les concurrents” – le “modèle commercial de base dans la Silicon Valley”. Les employés souffrent de “conditions de travail terribles” : objectifs “quasi impossibles à atteindre”, mise en danger pendant la pandémie, sans oublier les “pratiques antisyndicales” du géant de la tech. “Le pouvoir et la richesse accumulés par Bezos sont le produit de l’exploitation brutale de plus d’un million de travailleurs.” Et l’auteur de conclure : “Jeff Bezos ne mérite aucune rédemption.”