L’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, un prédicateur exemplaire

L’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, un prédicateur exemplaire

Au moment où se discutait à l’Assemblée la loi contre le “séparatisme”, la Süddeutsche Zeitung a publié ce portrait de Tareq Oubrou, l’imam de la mosquée de Bordeaux. Pour le quotidien allemand, il est l’exemple même de ce à quoi doit aspirer l’islam de France.

Vendredi après-midi, la mosquée de Bordeaux se remplit. Un agent de sécurité aide les fidèles à trouver une place où dérouler leur tapis de prière. On le voit traverser la salle en courant, à moitié courbé. Il y a aussi une caméra : la prière du vendredi est diffusée en direct sur Internet. Tareq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux, a eu cette idée bien avant que le coronavirus ne nous oblige à transférer une bonne partie de nos vies en ligne. Il anime également un site et une chaîne YouTube parce qu’il veut être présent, en tant que théologien, là où certains esprits s’égarent si facilement : dans le fatras de l’islam en ligne, là où des prédicateurs autoproclamés se livrent à une surenchère d’idées extrémistes pour attirer l’attention.

Depuis le minbar, la chaire de la mosquée, Oubrou fait un prêche sur les bonnes actions, soulignant combien celles-ci ont peu de sens lorsqu’un croyant ne les conçoit que comme un billet d’entrée pour le paradis. Un peu plus tard, il explique que le plus dangereux pour l’homme est de ne pas douter. Il n’est pas là pour édicter des règles aux fidèles, mais pour les “inciter à réfléchir”, comme il dit. Il commence toujours par faire son prêche en arabe, puis en français, afin d’être compris par le plus grand nombre.

Une société parallèle, au bon sens du terme

Un vif débat sur l’islam agite encore une fois la France. Le meurtre du professeur Samuel Paty par un fanatique de 18 ans a rouvert les plaies du terrorisme islamiste. Un nouveau projet de loi est en discussion pour éviter l’apparition de sociétés parallèles. Au milieu de toute cette agitation, la mosquée de Bordeaux ressemble pourtant bien à une société parallèle, au bon sens du terme. Une société parallèle où ne régnerait pas le manichéisme réducteur du débat sur l’islam.

Aux premiers rangs de la mosquée sont agenouillés des hommes de tous les âges ; derrière se trouvent les femmes, qui commenceront un pique-nique à la fin du prêche. Les femmes portent le voile. Pour Oubrou, “de nombreux musulmans accordent bien trop d’importance” à ce morceau d’étoffe ; lui ne se soucie pas de savoir si les femmes le portent ou non dans sa mosquée. Appel à la réconciliation ! ; Ce que vous ne savez pas sur l’islam. Répondre aux préjugés des musulmans et des non-musulmans ; La Féministe et l’imam, tous les livres de Tareq Oubrou sont en vente dans la bibliothèque de la mosquée ou dans n’importe quelle librairie musulmane. Chaque couverture est ornée du visage de l’imam que les téléspectateurs français connaissent bien.

Libéral et ouvert

Oubrou est l’un des imams les plus célèbres de France – un des plus controversés aussi. La droite se méfie de lui car, plus jeune, il a défendu des opinions salafistes et a même songé à rejoindre les talibans en Afghanistan. Et il déplaît aux musulmans conservateurs dont il moque le mode de vie rigoriste.

En octobre, dans son premier grand discours sur l’islam en France, le président Macron a défendu l’idée d’un “islam des Lumières”, compatible avec les valeurs de la France. À écouter Tareq Oubrou, on se demande pourquoi le président français en parlait comme si cet islam n’existait pas déjà. À quoi pourrait ressembler un islam de France si ce n’est à celui prôné par l’imam de Bordeaux ? Libéral, mais avec un passé marqué par de solides erreurs de jugement. Ouvert, et animé d’une soif de débats. Chez lui en France, bien qu’émigré des anciennes colonies.

En France, quand on commence à parler de l’islam, on finit par parler d’à peu près tout. Du terrorisme, de l’immigration, de l’exclusion, des séquelles du colonialisme, de l’identité de la République. Les discussions se tiennent depuis des positions très tranchées. Vu de la droite, l’islam est une menace qu’il faut contenir. La gauche, elle, se concentre sur les discriminations contre les musulmans et l’échec des politiques d’intégration.

Dans son discours d’octobre, Emmanuel Macron tentait une synthèse. D’un côté, a-t-il déclaré, il ne faut “pas être naïf”. Il existe en France “un islam radical […] dont la volonté affichée est de créer un ordre parallèle […] et de prendre le contrôle”. De l’autre, le président a reconnu que l’islamisme se développait là où l’État français avait échoué. “Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme, a-t-il déclaré. Nous avons créé des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue.”

Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cette position équilibrée. Les députés de l’Assemblée nationale [discutaient la semaine dernière] d’un projet de loi contre l’islamisme, rebaptisé “loi confortant le respect des principes de la République”. Un texte qui se focalise sur la répression et les restrictions. Une fois encore, les députés parlent d’interdire le voile. Et toutes les associations musulmanes seront dans l’obligation de signer une charte affirmant “leur engagement sans équivoque en faveur des principes fondamentaux de la Constitution”.

Tareq Oubrou retire son chapeau et son manteau de prière et nous invite à entrer dans son bureau. Sa mosquée est pour lui un “laboratoire” où depuis vingt ans, il teste la direction vers laquelle l’islam pourrait évoluer en France. “Un grand nombre de problèmes pourraient être résolus si nous arrivions à dissocier la foi de la culture. Quand on parle de Dieu, on ne parle pas de label halal”, résume Oubrou. La plupart des fidèles de sa mosquée sont originaires d’Afrique du Nord et de l’Ouest, lui-même vient du Maroc.

Ces gens se sentent comme des étrangers en France. Je veux leur enlever ce complexe. Leur dieu n’a pas de nationalité, il appartient à tous.”

À 62 ans, cet homme se bat sur tous les fronts. Il critique les associations musulmanes qui ont été désignées par l’État français comme interlocuteurs principaux et ont été strictement sélectionnées en fonction des pays d’origine de leurs membres. “Elles n’ont pas le soutien de la communauté !” Il s’emporte contre la “paresse intellectuelle” de certains musulmans, qui ne construisent leur identité que “contre une image stéréotypée des Français”. Il dénonce des médias qui n’ont “jamais rien de positif à dire sur les musulmans”. Il ne veut pas signer la récente charte des associations musulmanes. “Pourquoi faire ? Il est écrit que je dois respecter la loi. Mais bien sûr que je dois respecter les lois ! Je suis citoyen français !”

Pour Oubrou, cette charte est “un monstre créé par un État soumis à de fortes pressions”. Après chaque attentat, il donne des interviews dans lesquelles il condamne vivement les auteurs – et parle de la profonde crise que traverse le monde musulman et qui permet cette violence. Son public est constitué de musulmans et de non-musulmans. Il argumente contre les fanatiques – et voit que cela ne suffit pas.

La politique a besoin d’une loi sur l’islam pour rassurer la société.”

Il comprend la peur engendrée par les attentats terroristes. Lui-même figure sur la liste noire des islamistes. La seule question est de savoir si la pression politique va plutôt atténuer ou exacerber les tensions au sein de la communauté musulmane.

La conversation prend un tour plus apaisé lorsqu’on l’interroge sur les perspectives qu’il entrevoit pour l’islam en France. “Nous allons dans la bonne direction”, affirme-t-il. Peut-être tire-t-il la force de mener cet incessant combat dans la certitude que les gens viennent dans sa mosquée y trouver la paix et du soutien, et non des conflits.

Les grands problèmes se résolvent lentement et prudemment. La révolution à laquelle nous assistons est celle de la sécularisation des musulmans de France, leur implantation dans ce pays.”

On trouve également des positions de désamorçage au plan politique. L’ancien ministre de l’Environnement François de Rugy, coauteur du projet de loi sur l’islam, souligne que “ce n’est pas un texte révolutionnaire, on ne révolutionne pas la laïcité”. Sauf que c’est la loi qui pose le plus de problèmes car elle ne vise pas seulement les organisations et structures de la communauté musulmane, mais également celles des autres religions. Car officiellement, il n’est pas question de lutter contre l’islamisme, mais d’empêcher toute forme de séparatisme religieux. Et ce faisant, c’est la séparation de l’État et des affaires religieuses – dont la France est si fière – qui pourrait être menacée.

Le nombre croissant de musulmans en France a produit un “déplacement des plaques tectoniques, analyse Oubrou. Les Français pensaient que le combat pour la laïcité était derrière eux. Et nous voilà aujourd’hui, nous musulmans. Une religion à laquelle n’adhère qu’une minorité de la population, mais qui souhaite être visible.” Pourtant, les discussions les plus conflictuelles ne portent, selon lui, pas sur la religion, mais sur un fantôme. Il fut un temps où l’on avait peur du communisme, aujourd’hui, c’est l’islam. Que faire face à cette peur ? L’imam prend une grande respiration et baisse les mains en signe d’apaisement. Il a parfois besoin de s’en rappeler lui aussi.

A lire également