Les affaires troubles de Sukanto Tanoto, magnat indonésien de l’huile de palme

Les affaires troubles de Sukanto Tanoto, magnat indonésien de l’huile de palme

L’entrepreneur a acheté en 2019 un immeuble à Munich pour 350 millions d’euros. Le projet d’enquête OpenLux, mené par 17 journaux dans le monde, remonte le fil de l’opération au Luxembourg, à Singapour et aux îles Caïmans.

L’immeuble de couleur crème se trouve juste à la jonction de la Ludwigstrasse et de la Theresienstrasse, dans le centre de Munich, en Allemagne. Le Ludwigstrasse 21 – c’est le nom du bâtiment – a été construit au XIXe siècle, sous le règne de Louis Ier de Bavière. Aujourd’hui, cet immeuble de 27 000 m2 abrite les bureaux prestigieux de diverses multinationales.

Le 3 septembre 2019, la société immobilière et de conseil KanAm a annoncé que le Ludwigstrasse 21 et quatre autres bâtiments du même complexe avaient été vendus à Pacific Eagle. Son communiqué évoque son client comme “une entreprise familiale de Singapour”. “KanAm a agi en tant que conseiller de Pacific Eagle dans la recherche de biens qui pourraient lui convenir”, a déclaré Michael Birnbaum, responsable de la communication et des ventes du groupe KanAm Grund, au journaliste du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, le 1er février.

À la fin de 2020, un travail collaboratif d’enquête du magazine Tempo, de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et de la Süddeutsche Zeitung [dans le cadre du projet OpenLux, lancé par le quotidien français Le Monde avec la collaboration, entre autres, du Soir (Belgique), de La Nación (Argentine), de Piauí (Brésil)] a permis de découvrir, derrière l’achat de cette propriété mirobolante, le nom du magnat indonésien de l’huile de palme et de la pâte à papier Sukanto Tanoto. Le montant de la transaction aurait atteint 350 millions d’euros. Diverses données indiquent que c’est la plus importante dans le secteur de l’immobilier en Allemagne en 2019.

Maira Martini, spécialiste de la législation anticorruption à l’ONG Transparency international, commente :

Il est fort possible que les autorités allemandes ne connaissent pas l’identité du nouveau propriétaire de l’immeuble. En effet, les achats via des sociétés écrans n’exigent pas forcément la divulgation du nom du propriétaire. Le respect des règles contre le blanchiment d’argent dans le secteur non financier en Europe est très faible, en particulier en Allemagne.”

L’enquête révèle que la transaction a été réalisée à travers au moins trois paradis fiscaux : le Luxembourg, Singapour et les îles Caïmans.

Trois jours avant la transaction, les sociétés ont changé de nom

Le nom de Sukanto Tanoto est apparu après que l’OCCRP a indexé et analysé les données du registre des bénéficiaires effectifs au Luxembourg. Des documents montrent qu’en juin 2019 le groupe KanAm Grund a créé deux sociétés au Luxembourg. Le 23 juillet 2019, trois jours avant la transaction, elles ont changé de nom et d’actionnariat et sont devenues Adler Pacific Holding et Adler Pacific Investments, la seconde étant contrôlée par la première.

Sur son site Internet d’enregistrement des sociétés, l’autorité financière luxembourgeoise indique que le principal propriétaire des deux sociétés est Sukanto Tanoto. C’est en fait inscrit de manière implicite dans leur nom : le mot allemand “Adler”, “aigle” en français, est la traduction de l’indonésien “rajawali”, figurant dans le nom de plusieurs entreprises appartenant à Sukanto Tanoto. Ce dernier a réalisé l’achat du complexe Ludwig sous la bannière d’Adler Pacific Investments. Les deux sociétés auraient été créées à cet effet. KanAm ne le nie pas. “Ce type d’accord est conforme à la loi applicable au Luxembourg”, déclare Michael Birnbaum.

Adler Pacific Holding est contrôlée par la société Pacific Resources SG Pte Ltd, enregistrée à Singapour, dont l’actionnaire majoritaire est Pacific Resources Real Estate Fund Limited, établie aux îles Caïmans. Aucune donnée ne montre l’implication de Sukanto Tanoto dans ces entreprises car les autorités de Singapour et des îles Caïmans ne mettent pas ces informations à la disposition du public.

Sukanto Tanoto est l’un des Indonésiens les plus riches

Cependant, plusieurs indices permettent de lier ces compagnies off-shore au Royal Golden Eagle (RGE), l’empire commercial de Sukanto Tanoto. Premièrement, les sièges sociaux de Pacific Resources et de RGE partagent la même adresse à Singapour. De plus, deux directeurs de Pacific Resources occupent des postes stratégiques chez RGE. Le directeur de Pacific Resources Real Estate Fund Limited, Ng Yat Lung, dirige également une filiale de RGE à Hong Kong.

L’origine des 350 millions d’euros que Sukanto Tanoto a utilisés pour acheter le complexe immobilier munichois n’a pas encore été éclaircie. Selon le magazine américain Forbes, cet homme d’affaires de 71 ans est l’un des Indonésiens les plus riches, avec une fortune de 1,4 milliard de dollars. La valeur du groupe RGE est estimée à 20 milliards de dollars.

Conflits avec les communautés autochtones

La richesse de Sukanto Tanoto n’est pas sans faille. Le nom de son conglomérat est souvent associé, dans les médias indonésiens, à des questions de dommages environnementaux, d’évasion fiscale et de conflits avec les communautés autochtones. Contactés récemment, des agents de la Direction générale des impôts du ministère des Finances ont confirmé que le gouvernement n’était pas au courant de l’achat de l’immeuble à Munich. Le directeur du bureau des relations publiques à la Direction générale des impôts, Yoga Saksama, a déclaré que ses services donneraient suite à ces informations, ajoutant :

Veuillez nous les transmettre aussi complètement et clairement que possible, avec des preuves ou des pièces justificatives afin qu’elles puissent faire l’objet d’un suivi.”

L’achat du complexe Ludwig a eu lieu quelques mois seulement après que l’Union européenne (UE) a approuvé une réduction progressive de l’utilisation de l’huile de palme dans les biocarburants en Europe d’ici à 2030. Une mesure motivée par des inquiétudes sur la déforestation massive et l’expansion des plantations de palmiers à huile, en particulier en Indonésie.

Selon l’Association indonésienne des producteurs d’huile de palme (Gapki), les exportations d’huile brute sont passées de 3,72 millions de tonnes en décembre 2019 à 2,39 millions de tonnes en janvier 2020. Cependant, les exportations des dérivés destinés à l’oléochimie (savons, cosmétiques et autres produits) ont augmenté de 22,9 % en 2020. Le président de la Gapki, Joko Supriyono, est convaincu que les exportations vers l’Europe vont se maintenir à un excellent niveau. Selon ses dires, l’UE importe 8,6 millions de tonnes d’huile de palme par an, dont une partie en provenance d’Indonésie.

Cette information est confirmée par Edi Sutrisno, directeur de Transformasi untuk Keadilan Indonesia [Transformation pour la justice indonésienne, ONG installée à Jakarta]. Selon lui, le transfert des actifs des entreprises indonésiennes d’huile de palme vers l’Europe s’est accéléré ces dernières années. “Ils sont en train de déplacer l’industrie en aval vers l’Europe, en particulier le secteur du biocarburant” [pour contourner les restrictions sur l’utilisation d’huiles raffinées en dehors de l’UE].

Via sa filiale Apical, Royal Golden Eagle va ainsi se développer à grande échelle dans le secteur du biodiesel en Europe. Edi Sutrisno ajoute :

Nous avons entendu dire que RGE allait étendre ses activités à l’Allemagne.”

Fait intéressant : un mois avant que RGE n’acquière le Ludwigstrasse 21, le fils aîné de Sukanto Tanoto, Andre Tanoto, achetait un immeuble moderne à Düsseldorf pour 47,6 millions d’euros, en utilisant, lui aussi, diverses sociétés off-shore au Luxembourg.

Mustafa SilahatiRicky FerdiantoLinda TrianitaMartin Young (OCCRP)Hannes Stepputat (Süddeutsche Zeitung)

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