L’épicerie marocaine ou la survie d’un quartier

Légende: Epicerie à Marrakech, Maroc. 

Crédits photo: Stephen Clarkson/ FLICKR/CreativeCommons

 

Il est 7 heures du matin à Agadir.  Dans cette ville balnéaire marocaine de 400 000 habitants, le quartier de Talborjt est niché en hauteur. Dans une petite ruelle,  Brahim, épicier trentenaire ouvre son commerce en silence. Il entame alors une préparation quasi mécanique, image d’une routine transmise de génération en génération. 

Le registre du quartier

Avec décontraction, il accueille les clients, qu’ils soient nouveaux ou habitués. Une femme arrive, lance un « Bonjour Si Brahim (« Si » étant un signe de respect), demande du pain et des œufs. Brahim sait ce qu’elle veut, il ne lui demande pas la quantité et se contente de lui préparer son paquet en discutant : « Comment vont les enfants ? Ton petit va devenir gros à force de manger tous ces biscuits. » Elle rit et se saisit rapidement du paquet qu’il lui tend. D’un regard, il comprend qu’elle ne paiera pas et la salue. La cliente quitte le commerce et Brahim se saisit de son petit registre. Il note « Trois pains, huit oeufs » sur une page qui semble être dédiée à la famille. Ainsi se déroule sa journée.

Dans la petite échoppe de Brahim,  entre les boîtes de conserves, les bonbons à peser et les cartes de rechargement mobile, plusieurs registres s’entreposent. Brahim ouvre alors l’un d’entre eux, comme s’il nous faisait entrer dans la confidence : « C’est là ou je note tous les crédits de mes clients.” Une cinquantaine de noms de famille sont listés.  Les montants des crédits sont répartis. Aucune date n’est mentionnée. L’épicier explique : « Ça ne sert à rien de noter la date, il n’y a pas de délai formalisé pour rembourser un crédit. Et puis ce sont des gens du quartier, je les connais tous. »

Le chef du quartier

Brahim n’a pas de critères quant à l’octroi ou non de crédits. Ou du moins il ne les affiche pas. C’est un droit presque subjectif qu’il se réserve, comme le font d’ailleurs tous les épiciers marocains.  Surnommé « Moul hanout » – en français « le chef du commerce » – , Brahim est une figure centrale du quartier.  Il connaît les us et coutumes, les noms du quartier et la situation financière des familles. Il assume son rôle avec beaucoup d’autorité: «Je ne dis pas que sans moi les  familles du quartier ne survivraient pas, mais je participe quelque part  à leur sécurité alimentaire .»

Pour Brahim, l’épicerie est un patrimoine et il ne fait que perpétuer des traditions présentes depuis des générations. Originaire de la région du Souss, il a su conserver la tradition berbère  de commerçant.  Son système de crédit repose sur une relation de confiance avec ses clients. “ Je les connais, je les vois tous les jours, à aucun moment je me dis qu’ils ne vont pas me rendre mon argent. Et puis ça se sent.” C’est donc avec un quasi sixième sens qu’il repère qui paiera, qui ne paiera pas et Brahim ne s’y trompe presque jamais: “ En discutant, en observant j’arrive un peu à connaître leur situation. Et puis les clients ne peuvent pas trop me contester. Avec mon registre, je peux clairement fournir une preuve.

 Un commerce en danger

Au Maroc, l’épicerie est partie intégrante du tissu social et économique, permettant à la fois de nouer du lien au sein du quartier mais jouant également le rôle de créancier. Il est un pilier du quotidien : il approvisionne des familles entières et de manière régulière, tout en assurant une certaine stabilité sociale par son système de crédit. Si dans une grande surface, le consommateur se sert seul, l’épicier conserve une relation plus étroite avec ses clients. « Parfois, avec l’habitude, je sais déjà ce que ma cliente va demander », assure d’ailleurs Brahim non sans une pointe de  fierté.  

Brahim a vu son commerce passer de père en fils jusqu’à ce qu’il hérite du commerce. Est-ce que son épicerie arrivera aux mains de son fils ?  Sceptique, au départ, face au danger que pouvait représenter l’installation à seulement 50 mètres d’une enseigne du groupe Carrefour, il est aujourd’hui beaucoup plus méfiant. « Je me suis toujours dit qu’il ne serait pas difficile de faire face à eux, mais ça devient de plus en plus compliqué.»

Face à une concurrence jugée déloyale, les épiciers marocains ont manifesté pour la première fois en février dernier. Et pour cause, les grandes surfaces affichent des prix beaucoup plus bas que les fournisseurs des petits commerçants. Et attirent une clientèle plus jeune. Omar Farhi, chef du syndicat des épiciers interrogé par l’hebdomadaire national Telquel s’alarme : “Si nos parents sont morts dans des épiceries, la nouvelle génération ne veut pas que ce soit le cas pour elle aussi ”. Cette évolution pourrait, à terme, mettre fin à la tradition des épiceries de quartier.

 

 

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