On ne peut pas abandonner le contrôle des opinions et des informations circulant en ligne à de grands groupes privés, estime ce site américain, qui dresse un parallèle avec la gestion de l’eau ou de l’électricité.
Dans les heures qui ont suivi l’attaque meurtrière contre le Capitole, le 6 janvier, Twitter et Facebook ont suspendu le compte du président Donald Trump, par crainte de voir le grand agitateur attiser davantage les violences avec sa remise en cause permanente de la victoire de Joe Biden. Deux jours plus tard, Twitter a exclu de manière permanente Donald Trump, dont le très prolifique compte personnel affichait 88 millions d’abonnés et plus de 56 000 tweets envoyés.
Cette décision a engendré une réaction en chaîne. Au moment où Twitter coupait l’accès de Trump à son mégaphone virtuel, des millions de partisans du président avaient créé des comptes sur Parler, un réseau social alternatif connu pour sa complaisance à l’égard des complotistes et des militants d’extrême droite. Mais l’exclusion de Trump de Twitter ainsi que les révélations sur l’utilisation de Parler par de nombreux émeutiers pour organiser l’invasion du Capitole ont fait exploser la notoriété de cette plateforme, jusqu’alors peu connue du grand public.
Ce qui a conduit d’autres acteurs de la Silicon Valley à prendre leurs distances avec Parler et à empêcher leurs clients d’avoir accès au site, soit pour protéger leur réputation soit pour des questions de sécurité publique, parfois les deux.
Google et Apple ont exclu Parler de leur boutique d’applis après avoir d’abord demandé aux dirigeants de Parler de faire le ménage sur leur site et de bloquer les appels à la violence. Le deuxième coup a été asséné par Amazon, qui a exclu Parler de ses serveurs, le laissant sans hébergeur. Parler a annoncé le 11 janvier qu’il poursuivait en justice les services web d’Amazon pour violation des lois antitrust, tandis que ses utilisateurs disaient en plaisantant que des explosifs auraient plus d’effet sur Amazon qu’une bataille juridique.
Toutes les décisions qui ont conduit à réduire Parler au silence (du moins le temps de sa reconstruction, selon son PDG) ont suscité des interrogations complexes sur la libre expression et la meilleure manière pour les entreprises et les autorités de civiliser les débats en ligne. Mais il y a au moins une chose certaine, c’est qu’Internet n’est pas une simple infrastructure ou une simple plateforme.
Que vous conceviez, comme Facebook et Twitter, des outils sur les réseaux sociaux permettant aux gens de publier des messages incitant à la haine, ou que vous permettiez, comme Google et Apple, qu’une application qui contient ces outils puisse fonctionner sur vos produits, ou que vous fournissiez la colonne vertébrale invisible des entreprises à l’origine de ces outils, comme Amazon, Microsoft Azure, ou Google Cloud Platform, vous ne pouvez pas vous targuer d’être neutre.
Ces entreprises ont montré qu’elles ont les moyens de fixer des limites définissant qui est autorisé à faire partie de leurs clients, ce qui est leur droit le plus strict en tant qu’entreprise privée.
Plateformes ou éditeurs ?
Que vous soyez d’accord ou non avec l’exclusion de Donald Trump, nul ne peut nier que Twitter est allé à l’encontre de l’argument avancé par le passé, avec d’autres réseaux sociaux, quand on lui avait demandé de supprimer des tweets de groupes incitant à la haine ou émanant du compte du président – par exemple au moment où Trump avait encouragé les violences contre les manifestants de Black Lives Matter ou propagé de fausses informations.
Selon cet argument, ces entreprises se considèrent comme des plateformes et non comme des éditeurs et donc ne prennent pas de décisions éditoriales sur des contenus qui ne sont pas explicitement illégaux, même si parfois elles fournissent une “contextualisation” avec des informations vérifiées ou d’autres filtres. Mais les décisions prises dans le sillage de l’insurrection du 6 janvier laissent entendre qu’elles reconnaissent qu’elles sont plus que cela.
Une ruse pour protéger leurs profits
Jouer la carte de la neutralité d’une sorte de service public était simplement “une ruse pour protéger leurs profits”, affirme Britt Paris, maître de conférences en sciences de l’information à l’université Rutgers.
Ils ne vont pas renoncer à ce qui leur fait gagner de l’argent.”
Suzanne van Geuns et Corinne Cath-Speth ont décortiqué la neutralité des plateformes dans un essai pour la Brookings Institution [un groupe de réflexion] en août. Les deux chercheuses ont examiné la position “Nous ne sommes qu’une infrastructure” en prenant l’exemple de Cloudflare, un site qui permet à la fois d’optimiser la diffusion de contenus et de protéger les sites d’attaques informatiques par déni de service.
Jugements de valeur
En 2017, sous la pression de l’opinion publique, Cloudflare a exclu le site néonazi The Daily Stormer de ses serveurs, même si le PDG de l’époque, Matthew Prince, expliquait que l’entreprise était réticente à exprimer des jugements de valeur sur ses clients. Deux ans plus tard, Cloudflare a coupé les liens avec le site 8chan, le qualifiant de “cloaque de haine” après avoir appris que le tireur derrière le massacre de 2019 à El Paso avait posté son manifeste sur 8chan avant d’assassiner 20 personnes. Là encore, Matthew Prince avait fait part de ses réserves et rappelé que Cloudflare n’était qu’un tuyau dans lequel circulaient des données.
Mais l’été dernier, lors des manifestations Black Lives Matter, après le meurtre de George Floyd, Cloudflare “en a profité pour expliquer publiquement ses choix décisionnels”, expliquent Suzanne van Geuns et Corinne Cath-Speth.
En écrivant que les manifestations peuvent être les moteurs du changement, à condition qu’elles puissent être entendues, Cloudflare a fièrement affirmé rendre cela possible en protégeant les militants d’éventuelles cyberattaques.”
De toute évidence, l’entreprise ne peut pas jouer sur les deux tableaux. Elle ne peut pas se présenter comme un service apolitique quand on lui demande de faire taire des groupes douteux qui propagent des théories du complot, tout en se glorifiant d’être l’alliée des causes justes quand cela arrange ses affaires. Ce double discours met en danger l’avenir de la diffusion des informations pour tous les groupes ; que se passera-t-il si le prochain Cloudflare décide de faire taire les mouvements Black Lives Matter ?
Des entreprises privées servant des clients privés
Mais en dehors de cette question, Cloudflare, Amazon, un hébergeur de sites comme GoDaddy et d’autres infrastructures plutôt invisibles ne peuvent pas prétendre être au service de l’intérêt public alors qu’ils appartiennent à des entreprises privées servant des clients privés (les sites Internet) plutôt que des internautes, avancent Suzanne van Geuns et Corinne Cath-Speth.
Les entreprises qui fournissent un service public comme les compagnies d’eau sont presque toujours des entreprises publiques, écrivent-elles.
Même quand il s’agit d’entreprises privées, les compagnies d’électricité sont sous la surveillance d’organismes publics.”
Elles doivent ainsi rendre des comptes.
De même, selon Britt Paris, la crise actuelle “permet à des groupes comme Amazon de circonscrire la diffusion de messages encourageant à la violence et au meurtre au nom de la suprématie blanche”. Cependant, “il faut se poser des questions plus larges sur comment les grandes entreprises se retrouvent à contrôler le débat public, et sur ce que nous pourrions faire pour améliorer cette situation, au nom de l’intérêt public”.
S’inspirer du modèle coopératif
Une possibilité, dit-elle, serait de s’inspirer des services publics gérés par des coopératives. Créer un modèle de propriété similaire pour les infrastructures d’Internet permettrait aux membres de ces coopératives “d’avoir leur mot à dire dans les décisions de l’entreprise et le déploiement de ces infrastructures d’utilité publique”. Elle ajoute :
Et ensuite, ils toucheraient de l’argent quand l’entreprise en gagnerait.”
C’est juste une des solutions proposées par les universitaires et les chercheurs ces dernières années, précise Britt Paris.
Il est encourageant de voir des entreprises défendre les valeurs civiques depuis l’attaque contre le Capitole. [Le grand groupe de radios locales] Cumulus Media a enjoint à ses animateurs penchant à droite de ne pas parler d’élection volée [par Joe Biden] sous peine d’être virés. Nombre de grandes entreprises ont annoncé qu’elles ne financeraient plus les campagnes des dirigeants politiques qui soutiendraient le président Trump dans sa contestation du résultat des élections. Airbnb a déclaré qu’il bloquerait les réservations de ceux qui souhaiteraient participer à des émeutes violentes.
Il est également réconfortant de voir que les consommateurs sont attentifs aux décisions de tout ce réseau d’entreprises connectées aux géants de la tech comme Apple, Google, Facebook et Twitter, ou de sites moins connus comme Parler. Les internautes jugent leur action en tant qu’éditeurs ou que plateformes – à vous de choisir – mais aussi en tant que partenaires puissants d’une clientèle problématique dont ils facilitent la communication. Et les dirigeants de ces grands groupes en ont conscience.
Il faut agir vite
Mais près de quarante ans après la création d’Internet, la question de savoir quand et comment des entreprises privées peuvent utiliser leur puissance pour contrôler le flot d’informations et d’idées n’est toujours pas tranchée. Et les événements récents ont démontré à quel point il est important de réfléchir à des mécanismes de réglementation et de supervision des infrastructures Internet et de réclamer plus de transparence sur les décisions des entreprises qui les gèrent – ou de créer de véritables entreprises d’utilité publique. Si la gestion de la place du village mondiale et virtuelle est considérée comme un service public, il faut s’en donner les moyens.
Et il faut agir vite. En ce moment même, d’autres émeutes sont organisées en ligne, souligne Britt Paris, et même si l’éjection des plateformes de certains sites est utile, elle ne s’attaque ni aux racines des opinions extrémistes ni aux règles ou aux normes qui ont permis aux entreprises Internet de s’enrichir pendant des années pendant que ces opinions proliféraient sur leurs sites et leurs serveurs.