Opposé au projet de loi obligeant les Gafa à rémunérer les médias, Facebook bloque tous les contenus d’information en Australie, Google signe des accords. La situation oppose les anciens barons des médias, la presse et la télévision, aux nouveaux, les géants de la tech, selon The Economist.
Certains lecteurs consulteront cet article sur l’appli de l’Economist, d’autres en auront eu vent via une newsletter ou un podcast. Mais la majorité d’entre eux sera arrivée sur le site via Facebook. Sauf les internautes d’Australie. Le 18 février, le plus grand réseau social y a suspendu le partage de tous les articles de presse – d’Australie ou d’ailleurs – et le partage à l’échelle mondiale de tout article venant d’Australie.
Cet embargo médiatique était la dernière cartouche de Facebook dans la bataille qui l’oppose depuis longtemps à la presse, en vue de déterminer qui doit rémunérer le travail journalistique diffusé sur Internet. Au lieu de verser des droits aux médias en échange de la reprise de leurs articles, comme le prévoit un projet de loi en Australie, Facebook a préféré bloquer tous les liens relevant de cette catégorie.
Cette décision est intervenue quelques heures après que Google, l’autre géant du Web visé par la nouvelle loi, a fait l’arbitrage inverse et signé un accord avec News Corp, le conglomérat de Rupert Murdoch, afin de continuer à relayer les articles de ce diffuseur.
Dans ce conflit qui est loin d’être terminé, les Gafa de la Silicon Valley affrontent l’ancienne garde, autrement dit la télévision et la presse écrite. Ce qui a tout l’air d’un match nul en Australie – 1 point pour la presse avec Google et 1 point pour Facebook – risque de se reproduire dans d’autres pays au cours des prochains mois.
Le gâteau publicitaire aux Gafa
Le projet de loi australien fait son chemin depuis trois ans, mais le raisonnement sur lequel il s’appuie est plus ancien. En 2010, les médias traditionnels contrôlaient plus de 80 % du marché publicitaire en Australie. Mais, là-bas comme ailleurs, les annonceurs se sont progressivement aperçus que le Web leur permettait de mieux cibler les consommateurs. Entre 2010 et 2020, la part de marché des médias traditionnels a été divisée par deux. Cette évolution a surtout profité à Facebook, qui monopolise les annonces, et à Google, moteur de recherche tout-puissant.
Les entreprises de presse font valoir qu’en affichant des publicités autour de leurs articles, avec parfois un résumé et une illustration en aperçu, les Gafa monétisent du contenu qu’elles n’ont pas produit. Les géants du Web rétorquent que la presse a tout à y gagner. Facebook a compté sur sa plateforme 5,1 milliards de clics vers les sites de médias australiens en 2020 ; et Facebook estime ces clics à 407 millions de dollars australiens [264 millions d’euros]. Si les diffuseurs se sentent floués, pourquoi ne s’abstiennent-ils pas de publier sur le réseau social ?
La proposition du gouvernement australien, actuellement examinée au Sénat, prévoit que les Gafa négocient le versement de droits aux diffuseurs. Si les deux parties ne parviennent pas à s’entendre, un médiateur de l’État décidera quelle proposition est la plus juste (couper la poire en deux ne sera pas possible). En vertu des nouvelles règles, les Gafa devront avertir les médias si une modification du classement algorithmique risque de les désavantager.
Perspective inquiétante
Facebook comme Google sont effarés. Rémunérer les éditeurs de presse n’est pas sans précédent : pas plus tard qu’en janvier 2021, Google France a signé un accord sur la rémunération des publications de presse sur Internet. Les deux géants ont récemment lancé des plateformes – Google News Showcase et Facebook News – où sont sélectionnés des articles et où les créateurs des contenus sont rémunérés (c’est le cas de l’Economist pour Facebook News). Mais la procédure d’arbitrage australienne, fondée sur le “tout ou rien”, est une perspective plus inquiétante que le cadre proposé en France, où les litiges devront être réglés devant les tribunaux. L’accord français, dont les détails n’ont pas été rendus publics, prévoit sans doute des droits voisins pour l’affichage d’extraits d’articles et pas uniquement pour la reprise de liens. En Australie, l’obligation de signaler tout changement apporté à leurs algorithmes secrets et en perpétuelle évolution déstabilise d’autant plus Facebook et Google.
L’info, part congrue pour Facebook
Tandis que Facebook pliait bagage, Google regardait ailleurs. Son accord sur trois ans avec News Corp va lui permettre, moyennant une somme d’argent non précisée, de diffuser les contenus des titres de grands groupes de presse, notamment ceux du Wall Street Journal et du New York Post aux États-Unis, ou encore du Times et du Sun au Royaume-Uni, dans son News Showcase. Au début de cette semaine, Google avait annoncé des accords analogues avec de plus petits éditeurs, tels Seven West Media et Nine Entertainment. Bloquer les liens vers les contenus aurait rendu son moteur de recherche moins utile, et les clients auraient dû se tourner vers des concurrents comme Bing, géré par Microsoft (lequel s’est félicité des projets australiens). Pour Facebook, les infos revêtent moins d’importance, elles ne représentent que 4 % de ce que ses utilisateurs voient dans leur fil d’actualité. Et même si l’Australie est l’un des plus gros marchés étrangers pour Facebook, elle ne constitue qu’une petite part de son chiffre d’affaires planétaire. La société a donc calculé qu’il valait mieux partir que de créer un précédent en crachant au bassinet.
Un calcul imprudent, à en juger par la réaction des utilisateurs en Australie. Facebook a bâclé le blocage de ses contenus : le réseau social interdit l’accès non seulement aux sites d’information, mais aussi aux services de santé, aux brigades de pompiers, à un foyer pour femmes, à une fondation pour les enfants atteints de cancer… Même si la plupart de ces erreurs ont été rapidement réparées, elles apportaient une preuve éclatante des pouvoirs dont dispose l’entreprise. La réaction des médias australiens – concentrés au sein de News Corp – ne s’est pas fait attendre : “Pas de likes pour ce réseau asocial qui bloque des millions d’Australiens”, titrait The Australian, un journal appartenant à Murdoch.
Scott Morrison, le Premier ministre, écrit sur Facebook que la décision du réseau social revient à “supprimer l’Australie de sa liste d’amis” et ne “fait que confirmer les craintes formulées par de nombreux pays, à savoir que le comportement des géants de la tech devient inacceptable : ils se croient plus importants que les gouvernements et estiment que les règles ne devraient pas s’appliquer à eux”. Il n’a peut-être pas tort. David Chavern, directeur de l’US News Media Alliance, un syndicat professionnel, a tweeté qu’“aux États-Unis, nous nous attendons à une grande offensive parlementaire” [pour faire plier les réseaux sociaux]. Julian Knight, le président de la commission des médias à la Chambre des communes, accuse Facebook de pratiquer “l’intimidation”. Il a déclaré à la BBC :
Ces plateformes gagnent énormément d’argent à partir du travail d’autres gens, il faut qu’il y ait une redistribution équitable.”
L’Union européenne, qui débat sur un important dispositif de nouvelles réglementations concernant la Big Tech, travaille dans ce sens. Il y a quelques semaines, Robert Thomson, le directeur général de News Corps, a déclaré qu’il n’y avait “pas un seul organisme de surveillance sérieux dans le monde qui n’examine l’opacité des algorithmes, l’intégrité des données personnelles, la valeur sociale du journalisme professionnel et les dysfonctionnements du marché de la publicité numérique”.
Si ces autorités de contrôle s’inspirent du modèle australien, de nouveaux bras de fer sont à prévoir entre les nouveaux barons des médias et les anciens. Et, quels que soient les vainqueurs de cette confrontation, il est probable que les principaux perdants seront les petits médias. Trop modestes pour entrer dans le champ d’application du nouveau dispositif australien, ils s’exposent à voir leurs gros concurrents devenir plus puissants encore si Facebook et consorts acceptent de payer leur écot. Et si les géants du numérique décident de se retirer du jeu, les poids plume risquent de perdre leur moyen de diffusion le plus important. L’Australie est arrivée à faire passer la Silicon Valley à la caisse. Mais il n’est pas certain qu’à terme le journalisme s’en porte mieux.