Avec le succès de la série thaïlandaise 2gether, le Japon a redécouvert en 2020 les histoires de romance entre garçons. Le genre a été créé dans l’archipel nippon, mais était resté jusque-là prisonnier des tabous qui entourent l’homosexualité.
En Thaïlande, les productions Boys’ Love [ou BL, voir encadré ci-dessous] se multiplient depuis environ cinq ans, à la télévision notamment. Quelque 26 séries ont été diffusées cette année, et les spots publicitaires mettant en vedette des couples masculins ne sont pas rares. “En Thaïlande, les séries sur les relations sentimentales entre hommes ne constituent plus une ‘sous-culture’, mais un courant dominant”, constate Jaruporn Kamtornnoppakun, producteur prolifique de séries BL populaires. “La Thaïlande sera bientôt le centre mondial du genre.”
Des séries à “forte valeur récréative”
Depuis plusieurs années, la popularité de ces productions thaïlandaises s’étend au-delà de l’Asie du Sud-Est, atteignant même le Moyen-Orient et l’Occident. Dans le climat de repli engendré par la pandémie de Covid-19, la série 2gether [dont le titre est un jeu de mots sur le chiffre 2 prononcé à l’anglaise et le mot anglais signifiant “ensemble”] a ainsi fait fureur sur YouTube grâce au bouche-à-oreille sur les réseaux sociaux.
Les chaînes satellite |japonaises] ont également commencé à proposer des séries BL thaïlandaises – huit ont été diffusées rien que cet automne –, et magazines féminins comme programmes télévisés mettent désormais ces dernières à l’honneur. “Dans les BL thaïlandaises, les histoires d’amour entre garçons sont décrites comme quelque chose de normal”, explique Fumika Mori, responsable de la chaîne satellite Asia Dramatic TV (Aji-Dora). “La forte valeur récréative de ces séries n’attire plus uniquement les fans de Johnny’s [une agence artistique qui représente des boys band] et de K-pop.”
En remontant aux origines des séries BL thaïlandaises, on découvre que ces dernières ont leurs racines dans les mangas japonais. En Thaïlande, les œuvres qui ont pour thème les romances homosexuelles sont d’ailleurs souvent qualifiées de “Y” ([prononcé à l’anglaise] “waï”), qui proviendrait de la première lettre du terme japonais yaoi [voir encadré ci-dessous].
L’histoire d’un nouveau genre
Dans le Japon des années 1970, des dessinatrices de mangas comme Keiko Takemiya, à qui l’on doit “Le Poème du vent et des arbres” [un ouvrage pionnier du genre, inédit en français], ont publié une série de classiques sur le thème de l’homosexualité masculine, ce qui a donné naissance à un nouveau genre, le shonen ai [expression précédemment utilisée pour le désigner] ou “romances entre garçons”, imaginé par des femmes pour le public féminin. Les fans du genre qui publiaient leurs propres mangas dans des dojinshi [“fanzines”], alors en plein essor, ont qualifié leur travail, par autodérision, de yaoi (acronyme composé de la première syllabe des phrases yama nashi [“pas de temps fort”], ochi nashi [“pas de chute”] et imi nashi [“pas de sens profond”]), terme qui en est venu à désigner ce type d’œuvres.
Le genre yaoi se serait diffusé en Thaïlande dans les années 1990. Selon Poowin Bunyavejchewin, chercheur en chef à l’université Thammasat, à Bangkok, ces mangas auraient d’abord été vendus clandestinement par des éditeurs de la capitale et circulaient parmi les étudiantes, qui les lisaient en cachette :
Les Thaïlandaises, à qui l’on apprenait à être des ‘bonnes filles’, des ‘bonnes mères’, des ‘bonnes épouses’, et à dissimuler leurs désirs, soutenaient avec ferveur l’homosexualité masculine, qu’elles voyaient comme l’abolition des barrières entre les sexes, comme un symbole de liberté et d’égalité.”
Bientôt un vent de liberté sur le Japon ?
“Alors que le Japon compte quantité d’excellentes œuvres BL, elles sont longtemps restées inconnues des non-initiés”, indique Junko Kaneda, chercheuse spécialisée en yaoi et BL. Au Japon, les “soupçons” d’homosexualité qui portent sur telle ou telle célébrité sont en effet montés en épingle par les médias sensationnalistes, et dans les récits d’amour gay, l’accent est parfois mis sur les sentiments amoureux sans mettre en avant l’homosexualité. Pour Junko Kaneda, le “climat discriminatoire à l’égard de l’homosexualité” a rendu difficile la production de séries télévisées BL au Japon. Elle confie : “J’envie la grande liberté avec laquelle les Thaïlandais expriment leurs fantasmes dans les séries BL, qui prennent leurs racines au Japon.”
Naoya Maekawa, chercheur en études de genre et maître de conférences associé à l’université de Fukushima, acquiesce :
Les œuvres BL, produites en masse en Thaïlande, se diffusent largement. J’espère que ce sera l’occasion de voir au Japon davantage de séries qui reflètent toute la diversité sexuelle et non la seule hétérosexualité.”
Repères
BOYS’ LOVE
C’est le nom donné, au Japon, aux mangas, animes et autres fictions qui mettent en scène des relations sentimentales entre garçons. Les productions Boys’ Love (“amours entre garçons”), ou yaoi, s’adressent en principe à un public féminin, tandis que les fictions Men’s Love (“amours entre hommes”) sont destinées à un public gay et masculin. L’équivalent féminin du BL est le yuri, ou Girls’ Love (“amours entre filles”).
LA SÉRIE “2GETHER”
Diffusée au printemps dernier en Thaïlande, cette série très populaire, adaptée d’un roman, narre la romance naissante de deux étudiants, Tine (Metawin Opas-iamkajorn) et Sarawat (Vachirawit Chiva-aree). Grâce à YouTube, elle a connu le succès dans de nombreux pays d’Asie du Sud-Est, et au-delà. Au Japon, elle a été diffusée sur la chaîne privée Wowow. “Si la pandémie de Covid-19, qui a contraint les gens à rester chez eux, a contribué à son succès, ce dernier est également dû à l’alchimie entre les deux acteurs principaux”, déclare le producteur Noppharnach Chaiwimol, interrogé par l’Asahi Shimbun. Il revient sur la façon dont a été organisé le tournage : “En Thaïlande, lorsque des acteurs hétérosexuels jouent des rôles BL, les tournages sont préparés avec un soin tout particulier. Dans quel type d’environnement les personnages évoluent-ils ? Que ressentent-ils ? Pour obtenir un jeu plus naturel, nous échangeons souvent en nous appuyant sur leurs expériences personnelles. La Thaïlande est plus ouverte à la diversité sexuelle que le Japon, et on peut se réjouir que les deux principaux acteurs de la série aient fait preuve de compréhension pour incarner des personnages homosexuels.”