Derrière l’affaire Duhamel, un scandale qui concerne chaque Français

Derrière l’affaire Duhamel, un scandale qui concerne chaque Français

On aurait pu croire qu’il s’agirait d’un fait individuel provoquant la chute d’une célébrité du monde intellectuel français, écrit ce quotidien allemand. Mais quelques semaines après la révélation de l’affaire Duhamel et avec l’apparition de #MeTooInceste, la France fait la douloureuse découverte de l’existence de milliers de victimes.

Il y a deux sortes de scandales. Ceux durant lesquels le public assiste fasciné à la destruction ou à l’autodestruction de célébrités dans les médias. Et ceux qui touchent tout le monde. Parce qu’il n’est alors plus question, dans les discussions, du comportement répréhensible d’un individu, mais plutôt des structures qui ont protégé le coupable. Depuis le début du mois de janvier, la France est ébranlée par un débat sur les abus sexuels sur enfants. Débat entraîné par la chute d’un homme puissant, et qui s’est très vite transformé en bien plus que cela : une douloureuse prise de conscience face à des milliers de victimes qui prennent la parole.

Au début de l’année, l’avocate Camille Kouchner a publié un livre intitulé La Familia grande, dans lequel elle révèle comment son beau-père aurait abusé de son frère jumeau pendant des années. Au départ, si le livre a attiré l’attention, c’est davantage à cause des personnes impliquées que pour les faits dénoncés. Le beau-père qui, trente ans plus tôt, rejoignait nuit après nuit l’enfant dans sa chambre est le juriste et politicien Olivier Duhamel. Un de ces hommes qui non seulement sont les invités récurrents de toutes les émissions politiques qui comptent, mais qui ont également leurs entrées auprès du gouvernement et du président.

Au-delà de la chute des puissants

À cette “grande famille” dont Camille Kouchner révèle désormais les sordides agissements appartenaient les sœurs Évelyne (la mère de Camille) et Marie-France Pisier. Deux icônes du féminisme, deux héroïnes de la belle vie en toute liberté : Évelyne Pisier, une des premières professeures de droit public, ancienne amante de Fidel Castro, et Marie-France Pisier, actrice célébrée qui a tourné avec François Truffaut. Quant au rôle du père absent, il a été endossé par l’ancien ministre français des Affaires étrangères et fondateur de Médecins sans frontières Bernard Kouchner (père des jumeaux Kouchner).

Au début, quand la France s’est ruée sur le livre de Kouchner, c’était aussi pour assister à la chute des puissants. Duhamel s’est vu contraint de démissionner de son poste à la direction de Sciences Po, école d’élite parisienne.

L’affaire Duhamel a par ailleurs levé le voile sur la vie dissolue de la bourgeoisie française de gauche. Les sœurs Pisier semblent n’avoir eu qu’une seule règle : rien n’est interdit. La libération sexuelle passait avant toute autre chose. Dans les pages des journaux, on a de nouveau évoqué comment, dans le sillage du mouvement de Mai 68, la majorité des intellectuels de gauche s’était efforcée de décriminaliser la pédophilie. Et comment, jusque dans les années 1980, a été glorifié un concept de la liberté qui voulait abattre tous les murs. Qui louait une idée de la jouissance individuelle qui ne se souciait aucunement des plus faibles, à savoir les enfants, dans ce cas précis.

Il s’est tout juste écoulé un an depuis que l’éditrice et auteure Vanessa Springora a publié son propre livre, Le Consentement, où elle décrit comment l’écrivain Gabriel Matzneff a abusé d’elle pendant des années quand elle était adolescente. Et comment il a exploité ces actes pour brosser le récit d’une histoire d’amour romancée synonyme pour lui de succès littéraire. Le livre réquisitoire de Springora, sobre et précis, montre comment le monde littéraire parisien a tout d’abord rendu possible cet abus, par son silence. La pédophilie avérée de Matzneff était saluée comme une originalité excentrique. Quiconque s’interrogeait sur le bien-être des enfants – Matzneff s’en prenait aussi bien à des filles qu’à des garçons – était considéré par l’avant-garde comme coincé et hystérique.

Ce n’est pas qu’un problème au sein de la gauche intellectuelle

Une expérience qu’a partagée l’actrice Adèle Haenel, lauréate de deux césars, à la pointe de la lutte pour un nouveau féminisme. Aujourd’hui âgée de 31 ans, Haenel, quand elle en avait 12, a été agressée sexuellement par le réalisateur Christophe Ruggia. Une situation de laquelle ni sa famille ni son environnement professionnel ne l’ont protégée, et qu’elle a rendue publique à la fin de 2019. Haenel comme Springora, peu après, et maintenant Kouchner parlent de mères et de pères qui préfèrent détourner le regard plutôt que d’écouter leurs enfants. Et d’amis influents qui préfèrent rester fidèles à l’homme qui a réussi plutôt que de se demander comment aider des mineurs.

En France, la conclusion, suggérée avec plus ou moins de subtilité, veut que ces abus sexuels dans le cercle familial ne concernent que la gauche intellectuelle. Ce qui ne tient pas. Car si l’on prend en considération les affaires qui ont fait du bruit, on ne peut que penser immédiatement à l’histoire de Laurent de Villiers, 36 ans, l’un des sept enfants de Philippe de Villiers, royaliste d’ultra-droite et ancien candidat à la présidence. Quand Laurent de Villiers, au début des années 2000, a publiquement accusé son frère aîné de l’avoir violé jusqu’à sa puberté, la famille dans son ensemble s’est désolidarisée de la victime. Dans un livre, il cite sa mère, qui lui aurait déclaré que ces choses-là arrivaient dans toutes les familles. Le père, lui, aurait dit que ses fils devaient régler leur “problème” entre eux.

Un débat devenu politique

L’affaire Duhamel a en tout cas incité des milliers de victimes à évoquer leur propre expérience sur les réseaux sociaux. Accompagné du hashtag #MeTooInceste, un mouvement a entrepris de dénoncer l’indifférence collective face aux violences sexuelles auxquelles sont exposés les enfants et les jeunes. L’Association internationale des victimes de l’inceste estime que 10 % des Françaises et des Français auraient été abusés par des proches durant leur enfance ou leur adolescence.

Le mouvement a pris un tel élan que, le samedi 23 janvier, le président Emmanuel Macron s’est exprimé. Dans un message vidéo, il a assuré à celles et ceux qui avaient été victimes d’abus : “On vous écoute. On vous croit.” La législation devrait être adaptée afin de mieux protéger les enfants des agressions.

Le débat politique se recentre désormais sur deux questions : le consentement et la prescription. Il ne faut pas imposer aux jeunes victimes d’abus le fardeau de devoir se justifier, de devoir expliquer si elles se sont défendues contre l’agression et comment. Les spécialistes soulignent en outre qu’il faut souvent des décennies avant que les gens soient à même d’identifier l’expérience qu’ils ont vécue comme étant un abus sexuel. Surtout quand les auteurs en étaient des membres de leur famille.

Nadia Pantel

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