Alors que la Ville de Paris lance les célébrations du 150e anniversaire de l’insurrection, l’histoire de la Commune de Paris, qui ne dura que soixante-douze jours, fait de nouveau l’objet de controverses politiques, explique à Londres The Guardian.
Il y a quelques années, alors que les cheminots manifestaient à Paris contre le projet de réformes du gouvernement, on a pu voir dans la foule ce calicot qui rappelait le passé révolutionnaire de la France, et qui disait : “Mai 68 on s’en fout, on veut 1871.”
Le message était clair, les manifestants ne plaisantaient pas. Ces temps-ci, c’est avec une nostalgie mêlée de tendresse que l’on se souvient de la révolte estudiantine de 1968 et de son slogan : “Soyez réalistes, demandez l’impossible.” Mais dans les annales des bouleversements révolutionnaires français, la mémoire de la Commune de Paris en 1871 et de ses barricades sanglantes se pare d’une aura plus intense, plus sombre. “Contrairement à 1789, la Commune n’a jamais vraiment été intégrée dans le roman national”, explique Mathilde Larrère, une historienne spécialiste des mouvements radicaux dans la France du XIXe siècle.
Sauvage, anarchique, dominée par les pauvres de Paris, la Commune a été un objet de haine tant pour la bourgeoisie de gauche que pour les conservateurs et les monarchistes de droite. La répression sans merci dont elle a été victime, déclenchée par l’armée française, et la violence qu’elle a impliquée sont à l’origine de plaies qui ne se sont jamais refermées. “La Commune de 1871 n’a jamais fait partie de la mémoire collective consensuelle”, dit Mathilde Larrère. Dans la société respectable, elle était considérée comme inacceptable.
Précurseurs des luttes d’aujourd’hui
Mais cent cinquante ans plus tard exactement, les “communards” sont de retour, et ils divisent à nouveau Paris. Pour célébrer cet anniversaire, la maire de Paris, Anne Hidalgo doit planter ce mois-ci un arbre mémorial à Montmartre, le creuset de la révolte. Le square Louise-Michel, du nom de la plus célèbre des communardes, sera envahi de Parisiens qui porteront des silhouettes représentant les boulangers, cordonniers et lavandières qui avaient pris le contrôle de la capitale en 1871. Intitulé “Nous la Commune”, le rassemblement donnera le coup d’envoi d’une série d’expositions, de conférences et de concerts, de pièces et de rencontres de poésie, et ce jusqu’au mois de mai.
D’après Laurence Patrice, la conseillère de la Ville de Paris en charge de la supervision des commémorations, le temps est venu de reconnaître que les révolutionnaires de 1871 étaient des précurseurs :
Nous parlons d’un grand groupe de citoyens qui se sont rassemblés pour prendre leur destinée en main. Il y avait quelque chose de moderne dans ce que défendait la Commune, et ses aspirations étaient proches de ce que certains veulent aujourd’hui. Les communards se sont battus pour avoir des représentants politiques légitimes, responsables. Ils voulaient donner le droit de vote aux femmes, qui ont joué un rôle immense dans la Commune. Ils prônaient l’égalité des salaires, ils ont réquisitionné des logements vides pour les sans-abris. La Commune a accordé la citoyenneté à des étrangers, et assuré un libre accès à la justice.”
Une idéologie que la politique ne devrait pas célébrer
C’est un euphémisme de dire que cette analyse ne fait pas l’unanimité. Les hommages prévus ulcèrent la droite, comme Rudolph Granier, Montmartrois membre du conseil municipal de la Ville de Paris. Granier a l’intention de boycotter l’événement du square Louise-Michel. “C’est une provocation”, a-t-il déclaré à The Observer.
Les commémorations, ça ne me dérange pas, les célébrations, si. Écoutez, quand la gauche défend la Commune, c’est comme quand la gauche défend le communisme. Ils disent que c’étaient de belles idées, juste qu’elles n’ont pas été mises en œuvre comme il fallait. Mais que l’on parle de communisme ou de la Commune, ça s’est terminé dans un bain de sang, et si une idéologie passe par la violence meurtrière, alors, selon moi, ce n’est pas à la politique de célébrer cette idéologie.”
Le mois dernier, à l’occasion d’une réunion houleuse à l’Hôtel de Ville, Granier a accusé Hidalgo d’exploiter l’anniversaire pour conforter sa position à gauche avant la présidentielle de l’an prochain. La droite parisienne est également hostile au versement de subventions municipales à l’association des Amis et amies de la Commune, une organisation qui, affirme Granier, en “glorifie les événements les plus violents”. Les esprits se sont échauffés au point que Le Monde leur a consacré une page sous le titre : “La difficile commémoration des 150 ans de la Commune de Paris”. Et dans sa dernière édition, l’hebdomadaire L’Express pose la question : “Faut-il célébrer les 150 ans de la Commune de Paris ?”
La violence échappée à tout contrôle
Il n’y a pas de réponse simple. L’existence de la Commune a été aussi brève que terriblement sanglante. En janvier 1871, la France capitule face à l’armée prussienne d’Otto von Bismarck, après un siège de plus de quatre mois qui a mis Paris à genoux. Quand le Second Empire français s’est effondré, un nouveau gouvernement monarchiste a été élu, chargé de négocier avec les Allemands. Mais dans le chaos, et alors que la nation est humiliée, la moitié de la population la plus pauvre de Paris refuse de rendre les armes. Le 18 mars, les révolutionnaires s’emparent des édifices publics. Le président Adolphe Thiers, élu depuis peu, s’enfuit à Versailles.
Assiégée de tous côtés, la Commune, de plus en plus autoritaire, survit durant soixante-douze jours de tumulte avant d’être écrasée sans merci. “Jamais plus épouvantable crise n’a éclaté dans une grande ville”, écrit le romancier Émile Zola. Au moins 8 000 communards, dont nombre de femmes et d’enfants, meurent sur les barricades ou sont fusillés par les pelotons d’exécution pendant la “semaine sanglante” du 21 au 28 mai. Tandis que la violence échappe à tout contrôle, l’archevêque de Paris et plus de cinquante autres otages, dont beaucoup de prêtres, sont tués par les communards.
L’héritage de cette expérience révolutionnaire qui a ébranlé l’Europe sera revendiqué par les générations futures de communistes. Karl Marx voit dans la Commune le “glorieux fourrier d’une société nouvelle”. Lénine considérait les communards comme les précurseurs de la révolution russe. En 1936, à l’époque du gouvernement français du Front populaire antifasciste, 500 000 membres de la gauche font le pèlerinage jusqu’au cimetière du Père-Lachaise à Paris pour rendre hommage aux martyrs de la Commune.
Les thèmes sont de retour
Mais à la fin du XXe siècle, quand le Parti communiste français se retrouve du mauvais côté de la barrière historique, on évoque moins souvent la Commune. Le débat actuel prouve qu’elle présente de nouveau un intérêt, estime Mathilde Larrère, car la vie politique moderne offre à ses idéaux un nouvel espace d’expression. “L’interprétation communiste de 1871 était très partiale, commente-t-elle. Les communards ne correspondaient pas à la classe laborieuse de la théorie marxiste et la Commune n’était pas un proto-soviet d’ouvriers et de soldats. Ces gens étaient les successeurs des sans-culottes* de 1789 – des artisans, des petits entrepreneurs et des producteurs. Ils réclamaient une meilleure démocratie et une république plus sociale.”
Un siècle et demi plus tard, poursuit Mathilde Larrère, dans la France postindustrielle, un nouveau précariat mal rémunéré formule des exigences comparables. “Il y a des affinités avec le mouvement des ‘gilets jaunes’, concède Granier. La révolution et la lutte contre l’injustice sont une tradition française. Mais la grande différence avec les siècles passés, c’est que maintenant, nous avons l’État de droit. Je ne peux pas comprendre pourquoi un mouvement politique pourrait vouloir célébrer un mouvement insurrectionnel comme la Commune. Ça me choque.”
“Si la droite est si sensible à ce sujet, c’est parce qu’il est là, devant elle, maintenant, dans la rue et sur les murs, estime Mathilde Larrère.
La Commune oblige à s’interroger sur la centralisation du pouvoir, sur la démocratie représentative et la souveraineté du peuple. Les ‘gilets jaunes’ ont posé les mêmes questions, quoique dans un contexte différent. Nos élus et notre démocratie représentative nous servent-ils vraiment ? Y a-t-il d’autres moyens d’exercer la souveraineté du peuple ? Ces thèmes sont de retour, et c’est pourquoi, à l’autre bout du spectre, il y a ce refus de respecter la mémoire de la Commune.”
La température monte, et le Sacré-Cœur, qui domine le square Louise-Michel à Montmartre, est désormais embarqué dans la mêlée. Une des principales attractions touristiques de Paris, l’immense basilique blanche a été conçue comme un acte de pénitence nationale après le résultat catastrophique de la guerre de 1870. Le temps que les travaux de construction commencent, financés par des dons privés, l’édifice était inextricablement lié à l’hostilité des catholiques vis-à-vis de la Commune.
Tollé autour du Sacré Coeur
Pour éviter de faire passer des messages d’une confusion qui risquerait d’être embarrassante, la Ville de Paris a reporté la décision d’inscrire la basilique sur une liste qui lui permettrait de recevoir des subventions de l’État. “Dans la coalition d’Hidalgo, il y a des gens qui voudraient qu’on détruise le Sacré-Cœur parce qu’ils le voient comme un monument contre la Commune”, dit Granier.
Ce tollé laisse Laurence Patrice perplexe. Pour elle, les guerres culturelles autour de la Commune s’expliquent par la volonté des adversaires du mouvement d’afficher leurs valeurs conservatrices : “Avec Macron, la France a un président qui prétend être au-delà du clivage gauche-droite, mais il agit de plus en plus comme un politicien de droite. À droite, l’espace politique se retrouve pris en étau entre le président et Marine Le Pen à l’extrême droite. Si cette controverse a lieu, c’est parce qu’ils cherchent à durcir le ton.”
Elle espère qu’une fois les événements lancés, la polémique sera oubliée : “Ces commémorations n’ont pas pour objectif de célébrer la violence. Et il faut rappeler que ce sont les communards qui ont payé le prix fort de l’insurrection, en tués et en déportés.”
* En français dans le texte.