Pourquoi Strasbourg doit demeurer le siège du Parlement européen

Pourquoi Strasbourg doit demeurer le siège du Parlement européen

Ce journaliste polonais, qui vit pourtant à Bruxelles, plaide pour que le Parlement européen reste à Strasbourg au nom de la place particulière qu’ont occupée la ville alsacienne et le Rhin dans l’histoire du Vieux Continent.

Qui aurait pu s’imaginer que la belle Strasbourg, siège officiel du Parlement européen, en bordure du Rhin, soit séparée de l’Europe par le Covid-19 ? Depuis mars, l’imposant bâtiment aux airs de vaisseau spatial est désert. Si cela continue, le virus tranchera la vieille querelle sur la migration des représentants des peuples européens, qui doivent une fois par mois déménager de Bruxelles avec armes et bagages pour siéger en session plénière dans la capitale alsacienne.

Les critiques à l’adresse de ces déménagements semblent justifiées, mais la question du siège du Parlement européen n’a jamais été simple, ne serait-ce que parce que les eurodéputés aiment séjourner dans l’antique cité rhénane. “Strasbourg offre une atmosphère détendue et un climat différent pour les rencontres en petit comité, reconnaît l’un d’eux. Elle est bien située, plus proche du centre et du sud de l’Europe, et elle n’est pas aussi impersonnelle que le quartier européen de Bruxelles.

Il existe cependant une raison plus importante pour laquelle l’Europe est attirée par le Rhin : ce fleuve est la quintessence du Vieux Continent, plein à ras bord de l’histoire des luttes contre la haine. C’est sur le Rhin que s’est plus d’une fois dénoué et que continue de se jouer le sort de l’Europe, car c’est là que se rencontrent la France et l’Allemagne. Cela a pris des siècles aux deux nations pour que le fleuve cesse de les diviser, et avant d’en arriver là, beaucoup d’eau et de sang ont coulé.

Le Rhin, au coeur de l’identité de l’Allemagne

Il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que cette histoire douloureuse soit dépassée et que Strasbourg cesse de symboliser les conflits franco-allemands. En 1949, trois ans avant la création de l’Assemblée commune, le Conseil de l’Europe y a élu domicile à l’initiative de Winston Churchill et a plus tard été rejoint par la Cour européenne des droits de l’homme. C’est ainsi qu’a commencé la carrière communautaire de la capitale alsacienne, située sur la rive gauche du Vater Rhein – le Père Rhin, comme l’appellent les Allemands.

D’une longueur de 1 233 kilomètres, le fleuve prend sa source dans les Alpes suisses et termine sa course à Hoek van Holland et Rotterdam. Il traverse sept États et constitue le roi des fleuves d’Allemagne, en concurrence avec le Danube. Les deux cours offrent en de multiples endroits des vues inoubliables, mais c’est au Rhin qu’est lié tout ce qui constitue l’identité de l’Allemagne.

En traversant de nombreux territoires germaniques, ce fleuve a tissé les liens d’une communauté sociale et culturelle qui n’avait pas d’adresse unique dans un pays longtemps morcelé. Au fond, il n’y a qu’en Allemagne que le Rhin, avec sa légende et sa signification, pouvait être perçu comme un père. Pour leur part, les Français le considéraient comme une frontière naturelle, une barrière, un obstacle, un limes antique, une muraille les protégeant de leur puissant voisin. Son franchissement équivalait à une déclaration de guerre.

De la situation sur le Rhin dépendent donc la guerre et la paix en Europe. Il n’y a pas d’autre fleuve aussi lourdement chargé d’histoire, de mythes, de légendes, mais également d’abus et d’humiliations. Avant même les conquêtes napoléoniennes, à chaque franchissement du Rhin, les soldats français avaient pour habitude d’y uriner de façon à marquer leur prise de contrôle. Le poète romantique allemand Heinrich Heine déplorait qu’à cause de ce rituel barbare des “conquérants” il constituait le fleuve le plus humilié et le plus pollué d’Europe.

L’égout de l’Europe

Toutefois, le Rhin n’est pas que le témoin et la victime d’événements historiques ou le foyer de légendes germaniques. C’est un véritable train de marchandises exploité et profané pendant des décennies. Son malheur commença il y a deux cents ans, lors de la révolution industrielle, avec la correction de son lit, jugé trop méandreux et ralentissant donc la navigation. En 1817, l’ingénieur Johann Gottfried Tulla, originaire de Karlsruhe, le fit donc redresser ici et là et, par la même occasion, il le raccourcit de 70 kilomètres. Ces travaux avaient été facilités par le statut de fleuve international reconnu au Rhin lors du congrès de Vienne [en 1815].

Il devint ainsi un véritable cloaque, qui plus est à cours rapide, car les aménagements ne s’arrêtèrent pas aux projets de Johann Gottfried Tulla. Rectifications, bétonisation des berges, construction de centrales hydroélectriques et de barrages : de cette façon, le fleuve fut coupé des marécages riverains et son environnement naturel fut détruit. De 280 000 en 1870, la population de saumons atlantiques dans le Rhin passa ainsi à zéro en 1950. Le développement intensif de l’industrie, les déchets organiques et les rejets dans l’eau de métaux lourds, d’hydrocarbures et de pesticides firent le reste – le fleuve devint l’égout de l’Europe.

Le résultat de la correction est néanmoins impressionnant – 80 % du fleuve est navigable et ce 365 jours par an. Le Rhin transporte chaque année 300 millions de tonnes de marchandises et Duisbourg est le plus grand port fluvial d’Europe, long de plusieurs kilomètres. Dans le monde, seul le Mississippi connaît un trafic plus important.

Un tournant dans la perception du Rhin a été la catastrophe de Schweizerhalle, qui frappa en 1986 un entrepôt du groupe chimique Sandoz situé à Bâle. L’incendie entraîna une terrible pollution du fleuve et une grande crise politique. En réponse fut mis au point un plan international de gestion du bassin du Rhin qui comprenait notamment une réduction des activités industrielles et un système d’alerte. Grâce à cette initiative, les eaux du fleuve ont retrouvé leur pureté et, en 1995, la pêche de neuf spécimens de saumon a confirmé la reconstitution de la population de poissons.

Aujourd’hui, le pont strasbourgeois sur le Rhin, malheureusement laid, est franchi chaque jour par 50 000 véhicules. Sa construction a au moins mis fin à la tradition consistant à uriner dans le fleuve, mais j’ai été le témoin d’une nouvelle coutume. En Allemagne, les cendres d’un défunt incinéré doivent être inhumées, mais ce n’est pas obligatoire en France. De nombreux Allemands viennent donc du côté français exécuter la dernière volonté de proches : avoir leurs restes dispersés dans le Rhin.

“Strasbourg ne coûte pas si cher”

Personne ne sait quand l’Europe reviendra à Strasbourg sur le beau Rhin bleu, mais il ne fait pas de doute qu’elle devrait. Il y a en effet une raison à cela plus importante que le bien-être des parlementaires : la France, sensible, a besoin d’une confirmation de l’importance de son rôle. La décision de transférer le siège officiel du Parlement européen à Bruxelles nécessiterait d’être prise par le Conseil européen, c’est-à-dire par les chefs d’État et de gouvernement de tous les États membres, et la France ne l’acceptera jamais.

Quid des coûts ? Bah, l’ancien commissaire allemand Günter Verheugen, père du grand élargissement de l’UE à l’Est en 2004, n’a pas de doute : “Ceux qui n’ont pas de lien émotionnel avec l’idée européenne regardent les coûts, mais ne voient pas l’Europe. Strasbourg ne coûte pas si cher, finalement le prix est modeste pour que la France fasse partie des promoteurs de l’intégration européenne.”

Il y a encore un autre argument : le Rhin ne passe pas par Bruxelles. Or il suffit de regarder à travers les fenêtres du siège du Parlement pour voir un fleuve qui, comme aucun autre, a été le témoin de la construction de la paix continentale. Le vieux Rhin, promoteur muet de l’Europe, est patient et attendra que le virus reparte d’où il est venu.

Marek Orzechowski

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