Pierre Terdjman est photoreporter indépendant. A 36 ans, il a déjà couvert, avec son boitier, plusieurs pays en guerre (Afghanistan, Géorgie, Libye, Centrafrique…) ou en révolution (Tunisie, Egypte…). Le 13 novembre au soir, il se trouve chez lui, à quelques mètres du Bataclan. Sa photo d’une blessée secourue par des brancardiers a fait la une de Paris Match. Michel Slomka n’a pas encore 30 ans. Lui aussi est photographe et s’est rendu, le vendredi soir, à proximité des lieux ciblés par les terroristes de l’organisation « Etat Islamique ». À la différence de son collègue, son travail s’axe davantage sur l’état de choc des riverains au lendemain des attaques. Nous avons souhaité discuter avec eux de leur expérience de photographe au moment des attentats de novembre. Au coeur de cet entretien-croisé, une question : faut-il montrer la violence, même lorsqu’elle est insoutenable ?
Racontez-nous votre 13 novembre…
Pierre Terdjman : Le 13 novembre, j’étais chez moi boulevard Beaumarchais quand on a reçu les 1ères alertes. Je suis sorti assez rapidement avec mes boitiers pour essayer de comprendre ce qu’il se passait. Quand j’ai ouvert la porte en bas de chez moi, il y avait deux personnes blessées. Personne ne comprenait vraiment ce qu’il se passait. Après j’ai couru vers le Bataclan. C’est là que j’ai commencé à faire mes images, après avoir photographié quelques blessés sur le boulevard. Il y avait un silence de plomb partout. Les gens avaient beau crier, c’était très silencieux.
Michel Slomka : Ce soir là j’étais à un concert d’une confrérie soufie de Damas. En rentrant dans la salle, je me suis dis que si les salafs’ voulaient faire un attentat, ce serait l’endroit parfait… En fait, le concert s’est extrêmement bien passé. En sortant de là, j’ai reçu une salve de textos de copains, qui me demandaient où j’étais. C’était une fin de journée de travail pour moi, j’avais mes boitiers. J’ai bifurqué dans le métro jusque Belleville, où j’ai retrouvé des collègues. Les périmètres de sécurité étaient déjà très établis, nous sommes restés assez loin des événements. Toute la soirée du 13 novembre, j’ai essayé de comprendre ce qu’il se passait. Je fais très peu de news, je n’ai pas forcément les bons réflexes. J’ai attendu le lendemain pour vraiment commencer mon travail.
Pierre, vous avez couvert plusieurs territoires en proie à des violences. Le 13 novembre a-t-il réactivé chez vous certains réflexes ?
P.T : ça a activé mes réflexes de sécurité : savoir où les copains sont, comment est-ce qu’on va travailler… Ma maison est devenu notre QG, les photographes y venaient pour envoyer leurs photos. Sinon, ma prise de vue ne change pas. Je cherche à aller vers l’information et l’émotion. Je n’ai pas fait de gros plans de gens blessés ou morts. J’ai essayé de respecter la dignité humaine, comme je l’aurais fait à l’autre bout du monde.
Vous, Michel, travaillez plutôt sur les traces laissées par les conflits. Avez-vous également retrouvé certains de vos réflexes de photographe ?
M.S : Le soir-même, non, justement… C’est pour ça que les rares photos que j’ai faites, j’ai fini par les effacer. Ce que j’avais besoin de photographier, c’était l’impact. Le soir-même, je le vis en tant que photographe, au moment de l’assaut du Bataclan, en entendant les balles. Cet impact n’est pas photographiable. Le lendemain, je reviens travailler au premier endroit où je me suis rendu la veille au soir, le Carillon. J’ai besoin de venir me rendre compte de l’événement, comme les voisins du quartier bouclés chez eux toute la nuit par mesure de sécurité, qui ont suivi ce qu’il se passait en bas de chez eux à la télé et sur internet. C’est ce moment-là, de stupeur générale, partagée, qui m’intéresse. Le 14 novembre, je suis comme les personnes que je photographie, sous le choc. Je pars du principe que la violence a une portée très longue. Ca influe sur la vie d’un homme, d’une société, c’est ça qui fait l’histoire.
Beaucoup de clichés des attentats de novembre 2015 ont circulé sur les réseaux sociaux. Parmi-eux, une photo de l’intérieur ensanglanté du Bataclan, censurée par le Ministère de l’Intérieur…
M.S : Je l’ai vue, floutée et non-floutée.
P.T : Moi aussi je l’ai vue… Pour autant, je n’avais pas besoin de voir l’image pour m’imaginer ce qu’était le Bataclan après une attaque comme celle-ci. Ca n’aurait pas été en France, peut-être que les médias français l’auraient publiée d’ailleurs.
Qu’avez-vous ressenti en la voyant ?
P.T : J’ai ressenti beaucoup d’énervement face à ce carnage. Ce qui m’avait le plus marqué, c’était quand les flics étaient rentrés dans le Bataclan. Après l’assaut, ils racontaient que le plus terrible était d’entendre, au milieu de ces corps, les téléphones sonner. Et de ne pas pouvoir les arrêter. Pour les mecs qui sont entrés à ce moment-là dans le Bataclan, ça a été bien plus dur que pour nous qui avons juste vu la photo. Ca devait être extrêmement traumatisant.
M.S : C’est intéressant ce que Pierre dit à ce sujet. Quand le 13 au soir, on te dit qu’il y a trois gars avec des kalachs qui sont potentiellement rentrés dans le Bataclan pendant un concert… J’en ai encore la chair de poule quand je le dis… Tu sais que ça va être un carnage. Et tu te l’imagines très bien. Limite, la photo ne m’a absolument rien fait. Peu m’importait de la voir ou pas. Pierre parlait aussi du silence qui s’instaure dans un moment paradoxalement hyper violent… Paris était super silencieux. En tant que photographe, tu ne peux pas saisir ce silence inhabituel, d’une ville que tu connais bruyante, vivante.
Au final, fallait-il publier cette image ?
P.T : A partir du moment où une image est faite et a un caractère informatif, on n’a pas à se censurer. On doit se censurer par respect pour les familles, par rapport au lecteur, pour ne pas lui faire voir des choses si on peut les lui raconter différemment. Il n’y aurait pas internet, on l’aurait sûrement publiée cette image.
Qu’est-ce qu’internet change ?
P.T : Beaucoup de gens ont vu cette image avant même qu’elle ne puisse tomber dans des journaux. ça s’est passé un vendredi soir. Même si les magazines avançaient leur date de bouclage, au final, ce qu’on a pu y voir ressemblait beaucoup à ce que l’on voyait déjà sur les chaînes d’information pendant tout le weekend.
M.S : L’Etat Islamique utilise l’image et sa propagation extrêmement rapide sur les réseaux sociaux. La propagation d’images ultra-violentes fait partie intégrante de leur politique. L’enjeu, pour ces images là, était de ne pas rentrer dans leur machine de propagande. Pour eux, ce sont des trophées.
La violence du cliché en question a amené certains internautes à faire des parallèles avec celle du petit Aylan. Comprenez-vous ce rapprochement ?
M.S : Il faut comparer ce qui est comparable.
P.T : On se censure peut-être un peu plus parce que ça s’est passé à Paris…
M.S : Il y a eu tout ce débat : on ne montre pas nos morts, mais on montre ceux des autres…
P.T : A partir du moment où l’on montre les morts des autres, l’on devrait pouvoir montrer les nôtres de la même manière. C’est une grande hypocrisie que l’on a en France… C’est aussi lié au droit à l’image, à la frilosité qu’ont les journaux à montrer quoique ce soit qui pourrait les conduire à un procès, à un mauvais commentaire sur internet… À mon sens, on n’a pas à se préserver plus que les autres.
M.S : Je pense pareil. Chaque situation est différente. La plupart du temps, je suis plus pour la suggestion. Mais à un moment, selon le contexte de l’image, l’importance de sa signification, il faut décider de la montrer ou pas. On voit des images très dures sortir sur les réseaux sociaux. Les gens les regardent mais ne veulent pas forcément les voir. Malgré tout, cela prépare le terrain. Je pense que cela a eu un impact, en ce qui concerne l’accueil par notre société de la photo d’Aylan. Nous étions en quelque sorte prêts à être choquée par elle. Montrer la photo du Bataclan avec une montagne de corps et du sang jusqu’au premier étage, je pense que cela ne rajoutait rien au propos.
Si vous ne deviez garder qu’un seul de vos clichés des 13 et 14 novembre, quel serait-il ? Parlez-nous en…
P.T : La photo que j’ai faite des gens blessés en bas de chez moi, devant la bouche de métro. Il y avait cette sensation de proximité. ça m’a rappelé une époque où j’habitais au Moyen-Orient, et où il pouvait m’arriver le matin, en mettant mes pompes, d’entendre un boum et de me retrouver trois minutes plus tard devant un bus éventré. Descendre en bas de chez soi et trouver des blessés par balles, ce n’est pas quelque chose d’habituel.
M.S : Je prends la première qui me passe par la tête, celle qui a la portée émotionnelle la plus forte. C’était le 14 novembre devant La Belle Équipe. Les gens du voisinage se retrouvaient pour constater. Il y a ce couple qui est arrivé en panique. Ils se plantent devant le bar et réalisent que c’est vrai. Ils s’effondrent et se prennent dans les bras. Je les ai photographié tout de suite, ça me touchait beaucoup.
Peut-on dire que le 13 novembre et les jours de deuil qui ont suivi auront définitivement marqué votre travail de photographe ?
P.T : ça a changé une chose… Quoique c’était déjà un peu le cas après Charlie Hebdo. Maintenant j’ai toujours un boitier sur moi quand je me balade dans Paris, au cas où.
M.S : Maintenant, je m’attends au fait que ça puisse éclater partout, n’importe quand, ce qui était déjà le cas avant le 13 novembre… Je m’imaginais déjà en permanence où ça pouvait péter… J’y pense toujours.
Propos recueillis par Léa Scherer