Photographie. Voyage au cœur de la France des champs, mystérieuse et fragileThe Guardian 27/12/2020 – 15:04

Photographie. Voyage au cœur de la France des champs, mystérieuse et fragileThe Guardian 27/12/2020 - 15:04

Le photographe Éric Tabuchi et la peintre Nelly Monnier ont entrepris d’immortaliser le bâti des campagnes et des bourgades françaises avant qu’il ne disparaisse. Leur Atlas des régions naturelles montre “la France comme nous ne l’avions jamais vue”, s’enthousiasme le quotidien britannique The Guardian.

Du Nord industriel au Sud baigné de soleil, Éric Tabuchi a passé vingt ans à disséquer les paysages français d’un œil appliqué. En 2008, ce photographe français, d’origine dano-japonaise, a créé une fascinante série de 26 clichés, baptisée Alphabet Truck, montrant l’arrière de camions ornés chacun d’une gigantesque lettre, de A à Z. En 2017, il a réalisé un atlas des formes, une somme de 256 pages représentant toutes les formes – de la pyramide au polygone – constituant les bases de bâtiments du monde entier. Toujours en 2017, il s’est associé à la peintre Nelly Monnier, également sa compagne, pour créer l’Atlas des régions naturelles [consultable sur Internet à cette adresse].

Cet ambitieux projet de portrait mosaïque d’une nation s’appuie sur les limites des 500 et quelques régions naturelles*, ou régions non administratives de la France hexagonale (qui sont un peu l’équivalent des comtés anglais). Monnier et Tabuchi prennent leur temps, s’efforçant d’arriver dans un endroit avec le moins de préjugés possibles. Les premières impressions sont déterminantes, le principe étant de photographier quelques paysages typiques, puis de remonter la piste de l’architecture du cru – le tout étant façonné par les conditions locales.

On voit de superbes photos des deux artistes assis sur des cartes recouvrant tout le sol de leur salon, occupés à préparer leur itinéraire à travers les banlieues, les zones semi-industrielles, les villes désertées et les villages oubliés. Chaque région fait l’objet de cinquante clichés ; au bout du compte, le projet comptabilisera 25 000 images, toutes centrées et sobrement éclairées, aussi élégantes que descriptives.

Lorsque la crise sanitaire a éclaté, Monnier et Tabuchi se trouvaient dans le Massif central. Ne pouvant poursuivre leur route, ils ont commencé à sélectionner certaines photos pour les mettre en ligne. Le résultat est une carte interrogeable, sorte de musée numérique de la France – ou du moins d’une moitié de la France –, où les images peuvent être triées par thème (agriculture, religion, entreprises, loisirs) mais également par couleur, forme, pictogramme ou série. Le couple prévoit même de publier une version papier de son atlas, un tome qui devrait faire dans les 9 000 pages.

Il n’y a pas de nulle part

L’exploration de ces archives photographiques constitue une expérience numérique unique en son genre. La requête “rose” fait remonter la photo d’un château d’eau, d’un silo à grains, d’un casino, d’un café dédié à la “dégustation midi et soir”, ainsi que le portail métallique d’un musée privé des Vosges baptisé musée des Oubliés. Il y a toute une série sur les tours géodésiques érigées à la fin du XIXe siècle, essentiellement le long des lignes de front du Nord, et qui servaient aux cartographes de l’époque pour prendre des photos aériennes. Il y a des enseignes de magasins avec le chiffre 2 000 ainsi que des abris de fortune utilisés par les “gilets jaunes”. Le résultat final n’est pas sans rappeler le travail de Bernd et Hilla Becher, les artistes allemands qui ont passé des décennies à immortaliser de vieux bâtiments industriels en Amérique et en Europe pour réaliser des séries de châteaux d’eau ou de gazomètres.

Peu de temps après le lancement de leur atlas en ligne, les deux artistes ont reçu un long message d’un garçon disant avoir reconnu sur leur photo l’endroit où il avait embrassé une fille. Il n’existe pas de “nulle part” ou, comme le dit Tabuchi : “On s’aperçoit que tout le monde vient de quelque part.” De son côté, l’écrivain Denis Cosnard est immédiatement allé explorer les recoins de cette carte et a posté sur Twitter : “Avec ses bars autrefois modernes, ses usines fermées et ses styles de bâtiments tombés en déshérence, cet atlas nous offre une plongée au cœur d’une France oubliée.”

Vaches, cochons, habitants

On y trouve de beaux bâtiments anciens, aujourd’hui décrépis et qui n’ont jamais été rénovés ou modifiés par la gentrification en raison de leur localisation dans des régions économiquement ravagées. C’est ce qui fait la force de l’histoire d’un pays raconté à travers son architecture locale : la Côte d’Azur, elle, est un méli-mélo de bâtiments aussi modernes qu’insipides.

“Les villes et zones urbaines représentent moins de 5 % du territoire”, souligne Tabuchi. Entre elles s’étendent les campagnes, dont 60 % sont constituées de zones agricoles. Cela a été l’une des grandes révélations pour le couple d’artistes : la France est retournée à son état rural. “Mais ce n’est pas de [cette France] que l’on parle [dans les médias]”, note Tabuchi. Selon lui, l’image de la France se résume généralement au TGV, la tour Eiffel, les marques de luxe et les châteaux de la Loire. Mais en réalité, il y a autant de vaches et de cochons que d’habitants.” En comblant ce vide, l’atlas de Monnier et Tabuchi nous fait voyager à travers le local, le particulier, l’unique.

Une tendance à l’homogénéisation

Leur travail met également en lumière ce qui est menacé. Bon nombre des structures qu’ils ont photographiées ont aujourd’hui disparu. Et lorsque la croissance économique revient, on observe généralement une tendance à l’homogénéisation des nouveaux bâtiments, ce qui est une tragédie quand on sait combien les régions possèdent traditionnellement une identité culinaire, architecturale et culturelle propre.

Si Tabuchi compare souvent ces voyages à la découverte des vins spécifiques d’une région, l’odyssée des deux artistes n’a pas été une tournée gastronomique. “Nous n’avons ni le temps ni l’argent pour savourer la gastronomie locale, explique Monnier. Nous conduisons dix heures par jour en mangeant un peu de pain avec du fromage.” Mais il y a une autre raison à cela : “Nous avons également remarqué que les plats régionaux ont presque disparu.” Si les régions touristiques sont raisonnablement bien dotées sur ce plan, les autres ne sont qu’une preuve de plus qu’il existe un véritable fossé entre la France réelle et l’imagerie populaire. La Bretagne – où poussent de superbes légumes – semble entièrement consacrée à l’industrie porcine et à la production de gruyère râpé, si bien que l’on n’y trouve parfois que des hamburgers et des frites. “L’auberge, accueillante et chaleureuse, n’existe tout simplement plus.”

Un tableau rempli d’interrogations

“Le fait que je sois moitié japonais, moitié danois est extrêmement important, ajoute Tabuchi. J’observe le pays où mes parents ont décidé de me faire naître.” Il est aussi étranger à la France que sa compagne en est familière : Monnier vient de la campagne, entre Lyon et Genève, où sa famille est installée depuis des générations. Le contraste entre les deux artistes, unis dans leur exploration, ne fait qu’accentuer l’impression qu’il s’agit d’un portrait rempli d’interrogations sur un pays en pleine évolution. La mondialisation donne l’impression d’une planète très rétrécie, explique Tabuchi. “Mais en réalité, le monde est beaucoup, beaucoup plus vaste. C’est un monde riche, pluriel, irréductible et impossible à résumer.”

C’est certainement le sentiment que l’on a en parcourant leurs photographies. Au moment où la série Emily in Paris présente une vision de la France encore plus caricaturale qu’Une année en Provence, de Peter Mayle, cet atlas m’a donné à voir l’image d’un pays à la fois mystérieux et fragile, incroyablement vaste, et d’endroits que je voudrais sauvegarder. Tabuchi et Monnier songent à présent à poursuivre leur périple dans d’autres pays. Imaginez à quoi pourrait ressembler un atlas du Royaume-Uni après le Brexit.

* En français dans le texte original.

Dale Berning Sawa

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