Au Hayal Restaurant, le chef fait tourner sa broche à viande. Il s’apprête à régaler ses clients. Au programme : des kebabs. Ce soir là, à Aubervilliers, il y a du monde. La musique habituelle remplit le restaurant. Mais une personne hausse le ton :
« Et maintenant toi Hamlet, mon neveu et mon fils, d’où viennent ces nuages qui t’assombrissent encore ? »
Un casque d’escrime sur le visage, Hamlet est à peine perturbé. « De nul part monseigneur, c’et que je suis trop prêt du soleil » lance-t-il. Et autour, les clients continuent de s’enfiler frites et sandwichs, sauce samouraï en prime.
Tout est normal ce 10 mars 2016. Pour Rodrigo Garcia et Laurent Berger, metteurs en scène à Montpellier, tout se déroule pour le mieux. Leur relecture d’Hamlet de Shakespeare – un de leurs sujets de discussion favoris – est un succès. Pendant que les acteurs s’acheminent lentement vers la tragédie, les deux filment. Et à quelques dizaines de kilomètres de là, des gens observent. La pièce est retransmise en direct. Au cinéma MK2 Bibliothèque, et en streaming. Laurent Berger, un des metteurs en scène, nous raconte le kebab, sauce théâtre.
Vous parliez d’Hamlet, dans un kebab, comme d’un projet possible, d’un fantasme de metteur en scène ?
Laurent Berger : Pas du tout, pas du tout. On en parlait comme d’un intérêt pour la littérature, comme on pourrait parler d’un tableau d’un peintre de la Renaissance, ou d’un film de Scorsese ou d’un match de foot du Barca contre le Real Madrid ! A la base, c’était par intérêt pour l’oeuvre de Shakespeare, mais pas du tout comme d’un futur projet de théâtre.
Quand est ce que c’est devenu un projet concret ?
C’est devenu concret à partir d’une proposition du théâtre d’Aubervilliers, et la réponse qu’a donné à ce projet de pièce d’actualité, Rodrigo (Garcia, ndlr). Ce projet d’immersion, dans le quartier à travers un film tourné en direct et présenté dans un cinéma en même temps. Il y a des choses équivalentes qui ont été faites, il y a pas grand chose qui a pas été fait, mais en effet c’est une forme, dans cette façon aussi aboutie et mature, c’est une forme qui est rare.
C’est eux qui vous ont contacté, mais vous avez réagi comment ?
Dans ces choses là, ce qui m’a frappé, c’est le peu de temps qu’on avait pour faire ce truc, qui était quand même très ambitieux, du point de vue à la fois technique et artistique, et aussi à ce niveau de risque. Mais moi en tout cas, c’est ce type de projet qui m’intéresse. A la limite entre l’expérimental et la production, donc c’est super. En plus travailler sur une pièce du répertoire avec Rodrigo c’est la chose la plus inattendue, même si on travaille ensemble depuis 2 ans ici à Montpellier, c’est comme si c’était un gag.
Un gag ?
C’est pas du tout notre ligne artistique, notre ligne tourne plutôt le dos au répertoire !
Mais c’est aussi dans un kebab, avec un texte classique, mais des acteurs amateurs…
Oui, on a fait un casting, et on est rapidement restés sur les gens qui se proposaient. Parce ce que de toute façon, une fois que tu décides de faire ça avec des amateurs, le but n’est pas de voir quel est l’amateur qui joue le mieux, c’est une question de principe, après on n’a pas essayé de faire une sélection, plutôt une distribution. Ca semblait plus logique.
Mais par rapport au choix du kebab, pourquoi ce choix finalement ?
Il n’y a pas de réponse. Toute réponse explicite ne pourrait que gâcher, détruire l’intérêt du choix. C’est comme si pour Mona Lisa, vous dites « pourquoi vous avez choisi cette femme là ? ». Il y a quelque chose d’intuitif, une tension, et après c’est ce que ça vous raconte à vous. Il y a le choix du kebab pour le tournage, et le choix d’un cinéma parisien comme lieu de présentation des choses. Et ça, ça raconte déjà quelque chose. Après ce que ça raconte, si on commence à l’expliciter, c’est plutôt l’affaire du public. De sentir ce qu’il s’y passe, pourquoi c’est tourné là, pourquoi cette histoire de roi est tournée dans un endroit populaire. C’est des contradictions ces choix là. Le kebab, c’est un choix contradictoire.
Mais vous, qu’est ce que ça vous fait ressentir ?
Je peux pas dire. Ce que je peux dire, c’est que l’intérêt que ça a, c’est de créer une vitalité totalement opposée à la logique de la pièce. C’est à dire, un lieu relativement commun, pour, semble-t-il, une tragédie élevée. Déjà cette tension, elle fonctionne. Faire une pièce de théâtre dans un lien qui a sa logique, sa dynamique, qui est celle du restaurant. Ce sont des énergies inverses. Des énergies contradictoires. Ca raconte un rapport qu’on a à la société d’aujourd’hui, à la culture élevée qui s’intéresse plus au public populaire par exemple. Le fait qu’il y ait des acteurs amateurs dedans, c’est en rajouter une couche dans cette construction contradictoire. Donc je vois tout le projet comme une contradiction. Si j’étais spectateur ça serait autre chose, mais comme créateur et participant je vois ça comme une contradiction. Je vois qu’elle porte des fruits, qu’elle est active.
Les acteurs que vous avez engagés, ils réagissaient de la même manière ?
Ca dépend, ça dépend. Certains rêvaient de jouer Hamlet comme on le joue à la Comédie Française, certains voulaient faire une aventure. Il y en a certains qui veulent peut être devenir comédien, et il y a des gens qui sont plus ou moins à la retraite, sans beaucoup d’activité, et qui veulent passer un bon moment. Il y en a d’autres qui voulaient apprendre des choses. Il y a autant de motivations que de personnes.
Et le choix du kebab, ça leur évoquait quoi ?
Ils ont rigolé, ils trouvaient ça incroyable. Hamlet, ça n’a rien à voir avec un kebab !
Et le public a trouvé le projet alléchant ?
Je pense qu’il y a eu un gros succès d’estime, mais c’est un cercle très très étroit de public, qui se déplace jusque là, il y a eu trois représentations, donc c’est très peu. Mais c’est une aventure, c’est une sorte de petit exploit de réussir à faire ça, donc les gens qui sont dans le métier, ils le reconnaissent, ils se rendent compte de ça. En tout cas, avec Rodrigo, on était satisfait. parce que dans le peu de temps qu’on avait c’était difficile de faire mieux. Et les retours du public ont été élogieux, et ça continue parce que ça continue en streaming.
La représentation peut être visualisée sur Culturebox jusqu’au 10 avril 2016.