L’écrivain autrichien Clemens Setz s’est immergé dans le monde fabuleux des langues artificielles. Il vient de publier en allemand un ouvrage sur le sujet, salué par la critique germanophone. Entretien.
DIE PRESSE Le prix Nobel de littérature a récemment été décerné à la poétesse américaine Louise Glück. Vous étiez un des rares à connaître ses textes. Comment les trouvez-vous ?
CLEMENS SETZ D’un point de vue académique, elle est très respectueuse, elle s’abstient de toute originalité. C’est une langue prophétique, elle décrit la nature, des mythes antiques résonnent, des souvenirs d’enfance, et à la fin, on trouve parfois des paroles empreintes de sagesse, comme : “But you are the force, you must wait…” (“Mais tu es la force, il te faut attendre…”) Une grande partie est partagée sur Instagram, certains fragments de ses poèmes sont très photogéniques, dans le genre sources de sagesse et d’inspiration. Tout ça m’ennuie terriblement. Mais il lui arrive d’avoir quelques strophes pas mal.
Dans votre dernier livre, Die Bienen und das Unsichtbare (“Les abeilles et l’invisible”, inédit en français), vous citez également deux de vos favoris pour le prix Nobel, qui sont encore plus inattendus : ils écrivent dans des langues inventées. Existe-t-il une littérature importante dans ce domaine ?
L’auteure croate Spomenka Stimec [née en 1949], par exemple, qui écrit en espéranto, devrait être considérée comme une grande conteuse européenne. Mais les œuvres en espéranto restent cantonnées à leur univers linguistique. Même quand elles sont traduites, les gens vont dire : “Ça alors, de l’espéranto, comme c’est curieux !” et non : “Ça alors, quelle œuvre !” L’Écossais William Auld, le plus grand écrivain espérantiste [1924-2006], a certes été proposé pour le Nobel, mais on ne sait pas dans quelle mesure c’était sérieux. Parmi les autres grands auteurs, citons la Britannique Marjorie Boulton [1924-2017], ou l’Espagnol Jorge Camacho [né en 1966], sans doute le plus grand poète espérantiste vivant.
Le monde des langues artificielles est peut-être l’univers le plus exotique où vous ayez jamais entraîné vos lecteurs : le volapük, le láadan, le bliss, le klingon. À cela s’ajoutent des vies incroyables : comme celle du poète espérantiste aveugle Vassili Ierochenko (1890-1952) qui, en son temps, a influencé les plus grands auteurs chinois ; ou Charles Bliss [1897-1985], rescapé des camps de concentration, qui rêvait d’une langue absolument claire, qui ne pourrait pas servir à la propagande, mais qui, ensuite, s’en est pris à des enfants aveugles qui utilisaient sa langue à base de symboles… Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
Le véritable moteur, ce sont toutes ces histoires affreuses. Il y est souvent questions de gens qui souffrent de handicaps, dont la vie est affligée de limitations prédéterminées. Là, les langues artificielles jouent un rôle intéressant. Il s’agit toujours de libération de soi, de renaissance, d’épreuves spirituelles. Mais aussi de guerres absurdes et de projets chimériques. Mes histoires ont toujours un thème de façade, et un autre plus profond. Mon roman Le Syndrome indigo [traduit en français aux éditions Jacqueline Chambon], par exemple, traitait d’enfants qui doivent en permanence garder leurs distances les uns vis-à-vis des autres, mais en réalité, le thème, ce sont les animaux, en filigrane. Dans ce livre-ci, il est souvent question d’un blocage, puis, un ingrédient magique, une langue inventée, libère quelque chose.
C’est aussi une crise qui vous a attiré vers les langues artificielles. Quel est le lien entre l’invention d’une langue et la crise ?
Il y a cette impulsion : je redémarre, nous redémarrons le monde depuis le début, et comme ça, il sera meilleur. Chez Charles Bliss, ç’a été le choc des camps de concentration, de l’exil. Alors que j’étais au bout du rouleau, que je vivais dans l’isolement [dans d’autres interviews, Clemens Setz raconte avoir été “sévèrement déprimé”, “atteint d’une maladie auto-immune” et “solitaire et déconnecté”], j’ai appris le volapük, j’ai inventé mes propres langues. Mais mon rétablissement n’est pas passé par la langue ni par la littérature. Je pense même que cette dernière aggrave plutôt les crises, parce qu’un auteur sera loué pour avoir précisément décrit à quel point tout va mal.
On trouve déjà des communautés sur Internet pour les langues imaginaires les plus improbables, on peut même apprendre le klingon sur Duolingo [un site d’apprentissage gratuit des langues]. Mais aucune ne s’approche de l’espéranto. Quelle est votre expérience des espérantistes ?
Ces mondes parallèles disposent d’agents secrets que l’on peut trouver partout, même à Vienne. Si quelqu’un apprend l’espéranto et que ça se sait, la personne sera immédiatement connectée. Pendant la guerre en Bosnie, un peu avant qu’Internet ne se répande, les espérantistes auraient été apparemment plus efficaces que la Croix-Rouge quand il fallait retrouver des gens. Ce qui a quelque chose d’un peu inquiétant. Cela vaut également quand quelqu’un veut se retirer de ces réseaux, la communauté des espérantistes à même un verbe pour ça : “kabei”, du nom du premier à l’avoir fait, Kazimierz Bein [un ophtalmologue et éminent espérantiste, qui a brusquement quitté le mouvement, sans explication, en 1911].
Un poème sur l’automne que vous traduisez dans le livre commence par ces mots : “Fogastrips lunik vebons sus glun”. C’est du volapük, qui, dans les années 1880, était parlé tant dans les salons de Vienne qu’en Chine, et dont on évaluait à au moins un million le nombre de locuteurs. Pourquoi a-t-il connu une existence aussi éphémère ?
Il y a deux types d’inventeurs de langues, les papes et les programmeurs. Les papes se considèrent comme la seule autorité, toute modification constitue un schisme à leurs yeux. L’inventeur du volapük faisait partie de cette catégorie. Cela a été particulièrement dramatique pour l’inventeur du bliss. Charles Bliss a mené une campagne vindicative et démente contre des institutions pour les enfants aveugles parce qu’elles modifiaient sa langue [qu’il avait conçue pour faciliter la compréhension entre les peuples]. C’est un personnage à la fois diabolique et divin, mais on ne trouve presque rien sur lui !
Et le fondateur de l’espéranto, Louis-Lazare Zamenhof, serait lui un programmeur ?
Oui, pour lui, l’espéranto était comme un programme en open source, il en a révélé le code et l’a transmis à ceux qui pensaient comme lui, les samideanoj. C’est comme ça que les langues inventées survivent.
Certes, le klingon et l’elfique de Tolkien survivent, bien que leurs inventeurs aient joui d’une autorité absolue. C’est lié au culte que leur vouent les fans. Mais ces derniers sont pris au piège des oubliettes de l’imagination, parce qu’ils subordonnent tout au génie d’un défunt, à un texte sacré. Ça rappelle la fan fiction, c’est à peu près aussi fermé qu’une couronne de sonnets.
Vous écrivez que le fondateur de l’espéranto aurait “tout fait comme il fallait”. Mais encore ?
Il a pris les meilleurs éléments de toutes les langues, en leur attribuant de nouveaux fonctionnements. Dans le cas du volapük, souvent, il y a tellement de transformations qu’on ne reconnaît plus l’original. De plus, le volapük est très excentrique, et sa vision du monde est particulière.
Quelle est votre langue inventée préférée ?
Le láadan. Dans les années 1980, par ce biais, l’auteure américaine Suzette Elgin espérait mieux représenter la vision du monde des femmes. Le láadan est un chef-d’œuvre de néologismes. Il y a par exemple un mot précis pour une personne au dernier stade de la grossesse et qui n’en peut vraiment plus…
… comme le mot “luglof” en volapük, pour “croissance indésirable”…
Oui, c’est comme “mansplaining”. Avant que ce mot ne soit créé, combien de femmes avaient subi ce phénomène, mais sans terme pour le définir. Cet exercice, Suzette Elgin l’a répété une centaine de fois. Le láadan est excentrique et très difficile. Mais c’est la création la plus poétique.
Il arrive que certains inventent un monde en plus d’un langage, un monde dont ils deviennent des personnages. L’inventeur de langues est-il aussi auteur ?
Oui. Les textes sont un peu des projections. Souvent, les gens écrivent sur des personnages qui sont toujours les mêmes, et peu à peu, ils se mettent à leur ressembler. C’est à la fois beau et étrange de voir comment un texte peut jouer un rôle d’attraction vers le futur, comment on converge vers lui. Je trouve particulièrement triste l’histoire de Talossa. En 1979, un jeune de 14 ans avait inventé un royaume avec sa propre langue, il en était le souverain et il avait trouvé des gens pour partager son rêve. Par la suite, quand il a créé un site web, des centaines de jeunes hommes ont déferlé et l’ont expulsé de sa propre invention, ils s’en sont emparés, il a été menacé. Aujourd’hui, il supplie humblement d’être réintégré. Dans des vidéos sur YouTube, on peut le voir debout dans la neige, comme un dictateur en exil. Sa douleur est bien réelle.
Repères
CLEMENS J. SETZ, BIO EXPRESS
Il est né en 1982 à Graz, en Autriche, ville où il a étudié les mathématiques et la littérature allemande. Féru d’informatique, il est traducteur et écrivain. Certaines de ses œuvres ont été traduites en français aux éditions Jacqueline Chambon : le recueil de nouvelles L’Amour au temps de l’enfant de Mahlstadt et les romans Le Syndrome indigo, Les femmes sont des guitares (dont on ne devrait pas jouer) et, en octobre 2020, La Consolation des choses rondes.
TROIS LANGUES À LA LOUPE
Volapük. En 1879, Johann Martin Schleyer, un pasteur de Constance, vit “une sorte de révélation linguistique” qui lui inspire le premier manuel dans cette langue, raconte Die Welt. Il espère endiguer la montée des nationalismes. “Son credo : ‘une langue, une humanité’ – ‘Menade bal, Püki bal !’” Des congrès en volapük s’organisent, la communauté internationale de locuteurs croît rapidement. Mais Schleyer n’aime pas que d’autres s’approprient son invention et “frappe d’excommunication toute personne tentant de réformer sa création”, ce qui a enrayé l’expansion du volapük.
Láadan. Au début des années 1980, convaincue que les langues occidentales expriment une vision trop masculine du monde, l’écrivaine et linguiste américaine Suzette Haden Elgin veut donner plus de place “à l’émotion et aux interactions sociales”, écrit Die Welt. Si l’on peut lui reprocher d’essentialiser les genres, force est de s’extasier, selon le journal, devant les “néologismes compacts” dont sa langue fourmille : “Dans quelle autre langue trouve-t-on un terme comme halehadihahal – un seul mot pour désigner le ‘travail constamment interrompu de toutes parts’ ? Ou bien háawithéthe, pour désigner le ‘degré de propreté estimé par un enfant lorsqu’il dit qu’il a rangé sa chambre’ ?”
Toki pona. Selon Clemens Setz, c’est la langue la plus simple. “Vous pouvez l’apprendre en un après-midi, il y a 120 concepts que vous combinez ensuite pour exprimer tout ce que vous voulez”, explique-t-il au quotidien autrichien Der Standard. Le seul inconvénient de cette langue minimaliste, inventée en 2001 par la Canadienne Sonja Lang : “Vous pouvez difficilement négocier les choses du quotidien.”