Martelé par le camp de Donald Trump après la suppression du compte Twitter du président américain, le 8 janvier, l’adjectif “orwellien” est devenu un terme fourre-tout, regrette cette critique littéraire.
Dans le sillage des événements du 6 janvier dernier, on ne peut que se demander si Josh Hawley était bien conscient de ce qu’il faisait. Apparemment, le sénateur républicain du Missouri a cru qu’il allait pouvoir gagner sur tous les tableaux et grappiller les miettes de la renommée de Donald Trump en tentant d’inverser le résultat de la présidentielle de novembre et en saluant d’un poing levé les émeutiers qui ont ensuite envahi le Capitole, tout en se présentant comme un “très grand penseur” qui était sur le point de publier un livre intitulé The Tyranny of Big Tech (“La Tyrannie des géants de la technologie”). Au lieu de cela, il a surtout écœuré ses pairs du Congrès et a vu son contrat annulé avec sa maison d’édition.
Furieux, incrédule, l’élu s’est rué sur Twitter, où il a qualifié la décision de son éditeur “d’attaque directe contre le Premier Amendement”. Car, quand il diffusait des affirmations spécieuses sur la fraude électorale, il ne faisait que son devoir, a-t-il affirmé, “en lançant un débat au Sénat sur l’intégrité des électeurs”. Il a assuré que son éditeur prenait ses ordres de “la gauche” et qu’il cherchait à le réduire au silence : “Rien ne saurait être plus orwellien.”
Ce faisant, Hawley s’est inscrit dans cette longue tradition qui consiste à invoquer le nom d’Orwell en guise de massue pour régler ses comptes et marquer des points. Le lendemain, Twitter ayant définitivement supprimé le compte du président, son fils Donald Trump Jr. a lancé (sur Twitter) : “La liberté d’expression n’existe plus en Amérique” et “Nous sommes dans le 1984 d’Orwell”.
Entre-temps, le roman 1984 – dans lequel un régime totalitaire écrase la dissidence par la violence et en pervertissant le langage – s’est retrouvé sur la liste des best-sellers d’Amazon.
1984, un baromètre des anxiétés américaines
Il y a là une ironie qu’Orwell, toujours prompt à observer les différences obstinées entre la réalité et les fantasmes les plus délirants, aurait peut-être savourée. À moins qu’il n’ait été attristé par le fait que son dernier roman, publié en 1949, moins d’un an avant sa mort, soit aujourd’hui un objet d’achat compulsif (de la part d’acheteurs angoissés) et une arme (pour des politiciens cyniques). Les ventes de 1984 sont un baromètre des anxiétés nationales : elles ont augmenté en 2013, quand Edward Snowden a révélé l’étendue des opérations de surveillance menées par l’État ; et de nouveau en 2017, quand Kellyanne Conway, alors conseillère du président Trump, a défendu des mensonges avérés en les décrivant comme des “faits alternatifs”.
Même si les détracteurs de Hawley ont soutenu que son recours à l’adjectif “orwellien” était orwellien en soi, le terme est devenu une épithète fourre-tout, une sorte d’accusation par défaut. En 2021, les Américains ne s’entendent sans doute pas sur grand-chose, mais tout le monde conviendra que l’univers dépeint dans 1984 est une contre-utopie – autrement dit, il est ostensiblement, incontestablement néfaste.
Mise en garde contre la puissance de la propagande
Orwell était un critique littéraire et un éditorialiste d’une incroyable productivité, mais ce sont ses œuvres contre-utopiques, La Ferme des animaux [publiée en 1945] et 1984, qui ont assis son influence culturelle. Selon l’Oxford English Dictionary, le terme “orwellien” a fait son apparition en 1950, sous la forme d’un raccourci humoristique, quand l’auteure Mary McCarthy s’en est servie dans un essai pour décrire un magazine de mode qui n’avait d’autre “point de vue que de s’autoproclamer”. Le mot a depuis été utilisé pour évoquer des phénomènes aussi divers que le jargon à la limite de l’euphémisme du secteur du nucléaire, le retrait des troupes du Vietnam et un robot ménager des années 1960 qui transformait des mélanges lyophilisés en café et en soupe.
Il n’est pas nécessaire de lire 1984 pour comprendre pourquoi quelqu’un dit que quelque chose est orwellien, même si l’on n’est pas d’accord avec ce jugement. Mais qui n’a pas lu le livre risque peut-être d’être plus aisément manipulé par l’emploi du terme. Hawley, Trump Jr. et d’autres gens de droite y ont recours pour se plaindre de la cancel culture (“culture de l’annulation”), mais le roman lui-même n’est pas tant un traité sur l’absolutisme de la liberté d’expression qu’un avertissement quant à la dégradation du langage et à la puissance meurtrière de la propagande.
Un monde où tout est vrai et rien ne l’est
Ce qui, du reste, est encore loin de suffire à présenter un ouvrage beaucoup plus complexe que le pesant conte moral auquel beaucoup l’assimilent. Dans The Ministry of Truth (“Le Ministère de la vérité”, non traduit en français), une remarquable analyse de 1984 et de son influence, [le journaliste et essayiste] Dorian Lynskey soutient de façon convaincante que la structure du roman en renforce l’ambiguïté.
Oui, la force brute du totalitarisme en est un thème indissociable, mais le processus de narration – avec ses extraits de textes insérés dans le récit – crée aussi sa propre fantasmagorie, un monde où à la fois tout est vrai et rien ne l’est.
Mais l’invocation périodique du mot “orwellien” a généralement moins à voir avec les particularités de l’œuvre qu’avec la noble aura de son auteur : celle d’Orwell en homme de gauche fidèle à ses idées qui ne s’est jamais laissé séduire par les extrémismes des deux camps. Comme le dit Lynskey :
Citer Orwell, c’était se parer d’un peu de son prestige moral, qu’on le mérite ou non.”
Dans Politics and the English Language [“La Politique et la Langue anglaise”, un essai paru en 1946], Orwell revenait sur le fléau des “métaphores moribondes”, ces phrases éculées qui nous permettent de déblatérer sans trop réfléchir. En guise d’exemples, il citait entre autres “le talon d’Achille”, “le chant du cygne” et la notion de “foyer” [de contestation]. S’il avait vécu assez longtemps, peut-être aurait-il ajouté “orwellien” à sa liste.