Ce journaliste allemand a regardé La Grande Librairie consacrée à l’affaire Duhamel. Il salue la qualité des émissions littéraires à la télévision française. Elles sont “la fierté de la France”, était-il titré en version originale. Outre-Rhin, l’offre culturelle est rare et souvent cachée au milieu de la nuit.

À la mi-janvier, François Busnel a reçu Camille Kouchner sur le plateau de La Grande Librairie. Le livre [La Familia grande, éd. du Seuil] dans lequel elle révèle les agressions sexuelles commises par son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, sur son frère, provoque depuis des semaines des remous en France. L’audience était au rendez-vous, La Grande Librairie – diffusée à une heure de grande écoute sur France 5 – est la première émission littéraire de la télévision française.
Cela ne tient pas du simple coup de baguette magique, car, après la parution du livre de Camille Kouchner, c’est avec toute une génération d’intellectuels que l’on règle ses comptes. Ce soir-là, il ne s’agit pas seulement de parler d’un livre mais aussi de décrire l’environnement dans lequel, pendant des dizaines d’années, des agressions sexuelles ont été justifiées comme l’expression d’une culture hédoniste, libertaire et tacitement acceptée.
En France, les livres pris au sérieux
François Busnel, qui pose des questions intelligentes et perspicaces, élargit la critique littéraire à cette analyse sociétale et souligne la pertinence du livre de Camille Kouchner. Des spécialistes sont également invités à s’exprimer. Le philosophe Marc Crépon décrit l’incapacité d’une génération d’intellectuels puissants et influents comme Olivier Duhamel à seulement concevoir leurs agressions sexuelles comme des infractions. Puis, la juriste Marie-Pierre Porchy et la psychologue Muriel Salmona racontent la déflagration que le livre de Camille Kouchner a provoquée dans les antichambres des élites françaises.
Cette façon de présenter la littérature, d’en discuter et de l’examiner, montre l’importance qu’occupe toujours la vie littéraire en France. C’est aussi une manière de prendre la littérature au sérieux et de révéler ce qu’elle a de pertinent pour une société.
En Allemagne, la littérature reléguée dans “une niche”
Livrons-nous à un petit exercice d’imagination : comment aurait-on parlé de ce livre en Allemagne sur une chaîne du service public ? Aurait-il été examiné par l’émission Das Literarische Quartett [un célèbre programme animé par un quatuor de critiques littéraires, diffusé de 1988 à 2001 et relancé en 2015] à l’issue de laquelle tous les invités auraient été conviés à voter pour dire s’ils avaient aimé l’ouvrage ? Ou [le présentateur et critique] Denis Scheck, cravate tricolore autour du cou, aurait-il interviewé Camille Kouchner en France devant le Centre Pompidou et en respectant les distances sanitaires pour lui demander comment sa famille avait réagi à la parution de son livre ?
Ce tableau est, certes, un peu injuste pour la simple raison que ce genre de littérature – le livre de révélations et de qualité littéraire, façon “J’accuse” ; la mise en accusation littéraire et la formulation de griefs politiques et sociaux bien réels – n’existe pas en Allemagne.
Il n’existe pas non plus les mêmes programmes de critique littéraire qu’en France. À la télévision allemande, la littérature est traitée comme du divertissement ou alors emballée en communication métaphorique lourdement chargée d’ironie. La critique d’un livre doit tenir dans un certain nombre de minutes. Ce qui n’a pas pu être dit dans le temps imparti restera non dit. Les journalistes de télé enferment la littérature dans une niche, comme gênés ou, pire, honteux. Les symboles de la causerie littéraire sont le sofa et la liste de best-sellers. Denis Scheck a pour coutume d’entourer son espace de tournage avec les écrivains d’un ruban de balisage rouge et blanc. Un détail qui se veut humoristique mais qui résume parfaitement la posture ironique du critique littéraire allemand à la télévision : halte-là ! nous faisons quelque chose qui, hi hi, n’intéresse à peu près personne. Nous ne voulons pas vous déranger, aussi ne diffuserons-nous cette émission qu’à minuit.
En France, un enjeu national
Quelle tristesse de penser que la critique littéraire ne peut servir qu’à doper les ventes d’un livre ou à le tailler en pièces. Ainsi que le disait le célèbre romancier Ernst Robert Curtius [1886-1956], “on perçoit en France, et en France seulement, la littérature comme une expression représentative de la nation”. C’est une phrase qui a aujourd’hui 90 ans, et il faudrait être un grand nostalgique ou un francophile enflammé pour y souscrire complètement. Il n’empêche que, lorsqu’on compare l’importance accordée à la critique littéraire dans les émissions télévisées françaises et allemandes, il y a de quoi avoir les idées noires.
Serait-il concevable pour une chaîne allemande de consacrer trois heures, le samedi [en deuxième partie de soirée], à une émission recevant auteurs, essayistes, comédiens et chroniqueurs pour parler de politique et de littérature ? Une émission de divertissement et culturelle comme On n’est pas couché, dont l’équipe de chroniqueurs a compté Christine Angot, une auteure entre autres connue pour son roman sur l’inceste et son altercation avec François Fillon, alors candidat à la présidentielle.
En Allemagne, morne plaine télévisuelle
Aperçu de la grille des programmes allemands : le samedi soir sur la une, nous avons droit à un film larmoyant, comme celui du samedi précédent, dans lequel le militant écologiste à fleur de peau Hannes Jaenicke joue son propre rôle, à savoir celui d’un militant écologiste à fleur de peau pleurant la disparition des baleines ; ou bien c’est un jeu télévisé infantile avec une brochette de has been ; la trois nous gratifie de programmes accablants avec des danseuses de carnaval s’agitant derrière leur masque, tandis que, sur la deux, la commissaire Trucmuche fait de nouveau face au cadavre d’un jeune noyé sur le gravier, avant de passer aux infos sportives.
Pendant ce temps, la WDR [un service audiovisuel public, situé à Cologne] met fin à trois de ses émissions fixes sur les livres, la BR [son équivalent en Bavière] a déjà arrêté son programme LeseZeichen [“Signets littéraires”, 1972-2015] depuis des années, et, en Suisse, une pétition circule contre la suppression de l’émission de la SRF [un groupe audiovisuel de la Suisse germanophone] sur les cinquante-deux meilleurs livres de l’année.
“Apostrophes”, référence indépassable des deux côtés du Rhin
Alors que les chaînes de langue allemande semblent vouloir lutter contre la pandémie de coronavirus en déversant des images de seringues piquées dans des bras de personnes âgées et en limitant tout contact avec la culture, la proposition française est très différente. Depuis quelques jours, France Télévisions a lancé une nouvelle offre baptisée Culturebox : vingt-quatre heures de représentations théâtrales, de discussions, de films et de projets pour aider les artistes durant cette période de restriction. Ce projet a été défendu par le Premier ministre, Jean Castex, alors qu’en Allemagne la chancelière, Angela Merkel, s’est contentée de regretter “ce que les artistes nous apportent et ce qu’eux seuls peuvent nous donner”. Une politique culturelle pleine de paroles vides.
Naturellement, la télévision française n’est pas non plus totalement indépendante, et surtout pas les émissions littéraires. Les grands éditeurs comme Gallimard, Grasset et le Seuil y sont toujours très influents, et personne dans le service public ne souhaite se les mettre à dos. C’est l’opinion de Nicolas Weill, critique littéraire au Monde des Livres [qui appartient comme Courrier international au groupe Le Monde] et grand connaisseur des scènes littéraires française et allemande. Pour lui, en France aussi, la littérature et la critique littéraire ont vu leur importance diminuer ces dernières années : “Ça n’a plus le même poids qu’Apostrophes”, explique-t-il en référence à la plus célèbre émission littéraire du PAF, animée par Bernard Pivot.
Et si les Allemands copiaient de nouveau les Français ?
Apostrophes a d’ailleurs servi de modèle au Literarische Quartett de la [chaîne publique fédérale] ZDF dans les années 1980 et 1990. Cette émission avec son charme de foire d’empoigne, déjà dépassé mais divertissant, avait un potentiel d’impertinence stimulante. Du reste, à ses débuts, la critique littéraire à la télévision allemande ne se contentait pas de passer la brosse à reluire et s’efforçait de présenter les livres et les auteurs dans leurs contextes respectifs.
Il fut un temps où Walther Schmieding, journaliste de la ZDF et cofondateur du magazine Aspekte, mort trop jeune, avait des conversations passionnantes avec des auteurs, comme lorsqu’il parlait de pornographie avec Günter Grass. Autant de preuves que les discussions sur la littérature peuvent aussi être intéressantes à la télévision lorsqu’elles ne sont pas déconnectées du discours et de la pensée du moment. Il est étonnant, et même lamentable, de voir le peu d’appétit que manifestent l’ARD [l’entité qui regroupe les services audiovisuels publics régionaux] et la ZDF à l’égard d’une culture qui ose et ne se comporte pas comme une timide mariée.