Carole Damiani, docteur en psychologie, préside l’association Paris Aide aux Victimes (PAV 75) depuis 1990. Le soir des attentats du 13 novembre 2015, le procureur de Paris François Molins saisit immédiatement l’équipe de PAV 75. Leur rôle : apporter un soutien psychologique auprès des victimes et de leurs proches, puis en assurer le suivi. L’association accorde une attention particulière aux personnes ayant perdu un proche lors de ces attaques terroristes. Rencontre et discussion en 6 temps.
1. A PROPOS DU SUIVI PSY DES PERSONNES ENDEUILLEES
A quel moment l’association Paris Aide aux Victimes commence-t-elle à réfléchir au suivi des proches de victimes, endeuillés suite aux attentats du 13-Novembre ?
Carole Damiani : On s’est tout de suite réunis, dès que l’on a été saisi par le procureur François Molins, pour organiser, entre autres, le dispositif d’accompagnement des personnes endeuillées. On a commencé à avoir des appels dès le lendemain. La demande première concernait des proches, en recherche de quelqu’un qu’ils connaissaient : « On n’a pas de nouvelles, on ne sait pas où ils sont ». On a mis en place une permanence à École Militaire, pour recevoir ces personnes. Les premières réponses que l’on a faites au téléphone, c’était à des questions comme « Je dois annoncer à mon fils de quatre ans qu’il n’aura plus son papa, ou qu’il n’aura plus sa maman, comment je dois lui dire ? »
Qu’est-ce qu’implique le suivi d’une personne ayant perdu un proche dans des circonstances aussi violentes ?
C.D : Le choc est très violent. Une mort violente, ce n’est pas une mort que l’on attend, cela ne respecte pas l’ordre des générations. Ce que l’on va faire avec les personnes, c’est d’abord les aider à aborder ce choc. L’annonce de la mort, c’est quelque chose sur lequel on doit travailler, qui a des incidences sur le suivi. Après le 13-Novembre, l’on s’est aperçu qu’il y a eu des difficultés pour le dire aux proches de victimes. Il faut essayer de voir si la personne est en train de faire un deuil « normal », malgré les difficultés, ou si le processus va être plus compliqué. A partir de là, un suivi plus ou moins long est mis en place, en fonction des besoins.
2. LA MISE EN PLACE DU SOUTIEN PSY : UNE ENTREPRISE COMPLEXE
Vous évoquez des difficultés lors de certaines annonces. Celles-ci ont notamment été évoquées lors de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, en lien avec les actions de lutte antiterroriste menées par l’État depuis le 7 janvier 2015. Pouvez-vous m’en dire plus ?
C.D : Il y avait beaucoup de personnes. Généralement, la police établit avec le parquet la liste des personnes décédées, blessées, impliquées. Ils ne donnent ces éléments que lorsqu’ils ont une certitude. Dans cette situation, vu le nombre d’hôpitaux impliqués, difficile d’avoir des certitudes rapidement. Il y a des familles qui ont eu des informations contradictoires. L’un disant « Oui on sait », rappelait un peu après pour corriger : « On n’est pas sûr ». La liste définitive a été difficile et longue à établir.
Cela ajoutait un coup supplémentaire à leur douleur…
C.D : Effectivement. Quand on ne sait pas, c’est pire que tout. Il y a des gens qui ont cherché par eux-mêmes dans les hôpitaux. Ils n’arrivaient pas à obtenir d’informations sûres et certaines via le numéro d’urgence. Ils ont donc essayé de les obtenir par eux-mêmes.
3. PERDRE UN PROCHE LORS DES ATTENTATS : UN DEUIL TRAUMATIQUE
La notion de « deuil » est souvent reprise à toutes les sauces dans les médias. Pouvez-vous nous en donner votre définition de psychologue ?
C.D : Il faut déjà différencier ce qui est de l’ordre du traumatisme et de l’ordre du deuil. Le deuil, c’est lorsque l’on a perdu quelqu’un. Le traumatisme, c’est lorsque l’on a subi un événement, tel que les attentats du 13-Novembre. Des personnes se trouvent dans les deux positions. Ils ont vécu un événement très grave, traumatisant, et en plus, ils sont en deuil. Lorsque le deuil se déroule normalement, la personne se centre sur le disparu, va ressentir de la tristesse, avoir des comportements de recherche. Cela s’atténue progressivement, le temps que les cycles de la vie se remettent en place. Il y a un travail de deuil qui se met en place. Dans ces circonstances, l’on va parfois parler de deuil traumatogène, ou traumatique. En raison de la situation, une perte liée à un attentat par exemple, cela va être beaucoup plus compliqué que de perdre un aïeul très âgé, gravement malade depuis des années.
Cela implique un travail long. Comment Paris Aide aux Victimes va-t-il pouvoir être présent sur la longue durée ?
C.D : Nous avons des moyens qui nous permettent de faire un suivi des personnes pendant le temps de la procédure pénale liée à ces attentats. Dans cette situation, étant donné la massivité du nombre de personnes que nous avons reçues, des moyens complémentaires nous ont été donnés. J’ai pu doubler l’équipe.
4. LA COLLABORATION CONSTANTE AVEC LE SECRETARIAT D’ETAT CHARGE DE L’AIDE AUX VICTIMES
Comment va se dérouler votre collaboration avec le Secrétariat d’État chargé de l’aide aux victimes, dirigé par Juliette Méadel ?
C.D : Je la rencontre régulièrement pendant des comités de suivi, lorsque nous donnons un retour de nos besoins. Nous tenons à jour la liste des victimes, en précisant ce qui est entrepris pour chacune d’elles, y compris les difficultés rencontrées. Le Secrétariat d’État est au courant de tout ce qui pourrait poser problème, des moyens dont nous avons besoin. Notre collaboration est constante.
Y-compris en ce qui concerne le suivi des personnes endeuillées ?
C.D : Des priorités ont été déterminées par un cadre juridique. Par exemple, un fond de garanti avance systématiquement les frais d’obsèques. Les proches n’ont rien à avancer, c’est inscrit dans le marbre. Après, nous avons parfois dû négocier des places dans certains cimetières pour les victimes…
5. LE TEMPS LONG DU SUIVI PSY, A PARIS ET EN REGION
Concernant la procédure psychologique, comment le suivi de ces personnes va-t-il s’organiser sur le long terme ?
C.D : Paris Aide aux Victimes peut déjà assurer un certain nombre de suivis. Parfois, certains auront besoin d’une médicalisation, nous les mettons en lien avec des partenaires hospitaliers. Pour d’autres personnes, seul un suivi de temps en temps sera nécessaire. Ce n’est pas parce que l’on va voir un psy que l’on va obligatoirement le voir toutes les semaines. En matière de deuil, cela sera plutôt lors de moments importants, par exemple les anniversaires, les fêtes annuelles comme Noël, Pâques… Ou alors pour les moments importants de la procédure : réunion d’information mise en place par le Parquet ou le Juge d’Instruction, plus tard s’il y a un procès… Au moment des attentats de 1995, je me souviens que l’on s’était revu au moment du procès avec plusieurs victimes.
Où se déroulent ces entretiens ?
C.D : Actuellement, nous disposons d’une annexe dédiée exclusivement aux attentats, mise à disposition par la ville de Paris. Nous avons différencié les victimes des attentats du 13 novembre des autres.
Comment se passe le suivi des victimes endeuillées en région ?
C.D : L’Institut National d’Aide aux Victimes et de Médiation (INAVEM), fédération dont Paris Aide aux Victimes fait parti, regroupe 130 associations en France, il y en a une par département. Chaque victime est dirigée sur l’association de son département. À Paris, nous suivons la majorité des personnes concernées : il y en a 970. En région, 92 associations ont été mobilisées. L’on compte au total environ 2000 victimes des attentats de novembre sur tout le territoire.
Quelles sont désormais les grandes étapes à franchir pour les endeuillés bénéficiant d’un soutien psy suite aux attentats du 13 novembre ?
C.D : Nous sommes en ce moment dans une phase de stabilisation. Au départ, il y avait beaucoup de mouvements. Des questions commencent à se poser pour les familles, sur l’aspect mémoriel : est-ce qu’on va mettre une plaque, un monument ? En parallèle, chacun est en train de faire son chemin. Des personnes se sont regroupées en association, pour se soutenir les uns avec les autres.
Ce mouvement des associations fondées par les victimes elles-mêmes est-il spécifique aux attentats de novembre 2015 ?
C.D : Ce qui a changé depuis les attentats de 1995, c’est ce mouvement spontané à se regrouper en associations immédiatement, et à lutter de façon collective.
6. LES ECUEILS DU SOUTIEN PSY D’URGENCE
Antoine Leiris (ancien journaliste à France Culture et France Bleu), vient de publier un livre sur les jours qui ont suivi la perte de sa femme et mère de son enfant, Hélène Muyal-Leiris, au Bataclan. Je souhaitais vous soumettre cet extrait de son livre paru récemment, Vous n’aurez pas ma haine (éditions Fayard), sur le soutien psychologique proposé immédiatement aux proches de victimes après les attentats de novembre :
« On devrait distribuer des gilets fluorescents à tous ceux que l’on a envie d’éviter. Le soutien psychologique en a ce matin-là, ce qui me facilite la tâche. Je ne veux pas leur parler. J’ai l’impression qu’ils veulent me voler. Me prendre mon malheur, lui appliquer un baume de formules toutes faites, pour me le rendre dénaturé, sans poésie, sans beauté, insipide. »
Comprenez-vous ce ressenti ?
C.D : Ce n’est pas le psy qui parle lors d’un entretien d’aide, il est dans une posture d’écoute. Mais il est vrai que le soutien psy mis en place en urgence a été assez intrusif. Je le comprends… Cela s’est réglé par la suite. Habituellement, de tels rituels sociaux étaient pris en charge par un prêtre, quelqu’un de la famille. La mort, le deuil, était très ritualisés. C’est beaucoup moins le cas maintenant et les psys ont quasiment pris cette place. Était-ce à eux de la prendre ? Je n’en suis pas si sûre. On peut réfléchir sur la façon dont le soutien psy s’est organisé dans l’immédiateté des attentats. Être trois psys autour d’un officiel, pour annoncer la mort, n’était pas forcément obligatoire.
Propos recueillis par Léa Scherer