L’écrivaine Jan Morris, d’un voyage à l’autre

L’écrivaine Jan Morris, d’un voyage à l’autre

Du pays de Galles à l’Everest, en passant par le Nil et les palais de Venise, la grande écrivaine voyageuse Jan Morris s’est éteinte le 20 novembre. Elle était née James et avait raconté sa transition de genre dans les années 1970. Ce journaliste rédacteur de blog de voyage se souvient de leur rencontre, il y a quelques mois.

Habituellement, neuf mois après avoir rencontré quelqu’un, l’avoir interviewé, avoir écrit sur lui dans un journal, on s’attendrait à garder en mémoire deux ou trois détails de la rencontre. Pour ma part, j’ai gardé un souvenir très vif de toute cette journée de fin février où j’ai rendu visite à Jan Morris chez elle, dans le nord-ouest du pays de Galles. Chaque instant est resté gravé en moi.

Peut-être, me direz-vous, est-ce parce que ce voyage d’avant le confinement, effectué en voiture à travers le massif Snowdon, par une matinée venteuse, avant de descendre vers la mer à Criccieth, est à peu près le seul déplacement que j’aie fait de toute l’année. Mais je ne crois pas que ce soit pour cette raison. Comme le savent tous ceux qui ont eu la chance de la rencontrer, ou à qui il est arrivé d’ouvrir l’un de ses quarante livres, Morris était une aventurière. Ayant entrepris tout au long de sa vie toutes sortes de voyages, de pèlerinages, de quêtes plus extraordinaires les unes que les autres, elle avait l’art de les évoquer mieux que personne.

Vendredi, son fils Twm, un poète renommé qui écrit en gallois et possède un cottage juste en face de là où habitait Jan Morris, a annoncé la mort de la romancière, à 94 ans, en des termes dignes d’un barde :

Ce matin à 11 h 40, à l’hôpital Bryn Beryl, sur la [péninsule de] Llyn, l’auteure et voyageuse Jan Morris a entamé son plus grand périple. Elle laisse derrière elle sur le rivage la compagne de toute une vie, Elizabeth.”

Quand nous nous sommes rencontrés, dans le printemps naissant, une partie de la conversation toujours enjouée de Morris portait sur ce dernier voyage. Elizabeth, qui m’a salué de sa chambre à coucher, était atteinte de démence depuis quelques années. Morris craignait elle-même de ne plus avoir toute sa tête, même si rien dans sa conversation ne laissait présager la moindre dégradation.

Tandis que nous buvions du thé et que nous nous entretenions dans ce long salon à poutres apparentes, pareil à la cabine grinçante d’un grand voilier, un petit oiseau venait taper du bec contre la fenêtre dans un frou-frou d’ailes, comme s’il voulait qu’on lui livre passage. “Vous entendez l’oiseau qui tape ? m’a demandé Morris. Jadis, c’était un présage de mort, n’est-ce pas ? Nous l’entendons tous les jours, à différentes fenêtres.”

De l’Everest aux palais de Venise

Si elle avait l’impression, comme elle disait, d’arriver “au bout des choses”, Jan Morris n’avait oublié aucune des étapes qui l’avaient conduite jusque-là. Et quel voyage ! Morris fut la seule journaliste à accompagner Edmund Hillary et Tenzing Norgay dans leur ascension de l’Everest, en 1953. Elle avait 26 ans. Son article est paru dans The Times le jour du couronnement [d’Élisabeth II]. Une autre fois, elle avait écrit sur la vie à bord de la maison flottante familiale du maréchal Montgomery, sur le Nil, et à propos de son séjour dans un palazzo du Grand Canal à Venise. Elle n’avait gardé qu’une seule relique de ses exploits journalistiques. Montrant une photo du camp de l’Everest qu’elle avait atteint à 6 700 mètres d’altitude, elle a dit : “C’était un beau reportage, pas vrai ?”

Quand je suis rentré de cette journée au pays de Galles, j’ai lu certains des livres de Morris qui manquaient à ma liste, et, pendant le confinement, j’ai écouté des versions audio de certains de ceux que je connaissais déjà. Notamment sa splendide trilogie sur l’Empire britannique, Pax Britannica [non traduit en français], ainsi que Conundrum [traduit chez Gallimard en 1989 sous le titre L’Énigme : d’un sexe à l’autre], une odyssée personnelle qui commence par sa prise de conscience, “vers l’âge de 3 ou peut-être 4 ans […] que j’étais née dans le mauvais corps et que j’aurais dû être une fille” et qui se terminera par des années de traitement hormonal, puis par une opération chirurgicale de réattribution sexuelle, en 1972, à Casablanca [au Maroc]. Une première à l’époque.

“J’ai tout dit dans mon livre”

Parmi tous les périlleux voyages qu’a entrepris Morris au cours de sa vie, cette traversée biologique passait presque pour la moins intéressante à ses yeux quand nous nous sommes entretenus, même si elle m’a corrigé à un moment donné :

Je n’utiliserais jamais le mot ‘changement’, comme dans ‘changement de sexe’, pour désigner ce que j’ai vécu. Je n’ai pas changé de sexe. En fait, j’ai absorbé l’un dans l’autre. Je suis un peu des deux, maintenant. Je le reconnais volontiers… Mais j’ai tout dit dans mon livre, n’est-ce pas ?

L’une des conséquences de ce que Jan Morris [qui était née James] appelle sa “réparation” est qu’elle et Elizabeth ont été contraintes de divorcer, même si elles ont continué à vivre ensemble et à former un foyer pour leurs enfants [qui sont au nombre de cinq]. Quand c’est devenu possible, Jan et Elizabeth ont confirmé leur union lors d’une cérémonie d’union civile non loin de chez elles, à Pwllheli, en 2008, avec pour témoin un couple de la région, qui les a ensuite invitées à prendre le thé chez eux.

Cette union va persister. Quand nous nous sommes rencontrés, Morris m’a appris qu’elle possédait une petite île sur la Dwyfor, une rivière qui borde la maison. Le moment venu, les cendres du couple seraient dispersées à cet endroit, marqué d’une stèle en ardoise – qui lors de l’interview était rangée dans un placard sous l’escalier –, sur laquelle on peut lire : “Ci-gisent deux amies, à la fin d’une seule vie.”

L’idée du repos éternel n’avait que peu d’attrait pour l’âme vagabonde de Morris. Dans l’une de ses fictions, elle imagine une histoire d’amour posthume avec un amiral du XIXe siècle, Jack Fisher ; et dans son livre le plus hanté, sur Trieste [Trieste ou le sens de nulle part, Nevicata, 2018], elle met en scène une autre éternité sous le château côtier de la ville [le château de Miramare], qui est tout à fait de circonstance :

Dans l’au-delà, la plupart du temps, j’errerai avec ma bien-aimée sur les rives de la Dwyfor. Mais de temps à autre vous pourrez me trouver dans un bateau, sous les murs de Miramare, à regarder les nuées de rossignols.

Lire Jan Morris

Jan Morris “se considérait non pas comme une écrivaine voyageuse, mais davantage comme une écrivaine des lieux”, souligne The Times dans sa nécrologie de l’auteure. Figure majeure des lettres et du journalisme au Royaume-Uni, elle laisse une œuvre considérable, où se mêlent essais, récits, romans et nouvelles.

Quelques-uns de ses ouvrages sont disponibles en français. Parmi eux, le très beau Trieste ou le sens de nulle part, traduit aux éditions Nevicata en 2018. Morris y décrivait cette ville italienne comme “un monde en soi”, soulignait The Guardian en 2001, l’année de la parution de ce livre en anglais.

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