Désormais, le vélo est roi à Paris, raconte cette auteure du New York Times. L’Américaine vivant à Paris a évolué de cyclophobe à franche adepte de la bicyclette à mesure que la capitale française lui a accordé de plus en plus de place.
Je considérais jusqu’à présent les gens qui se déplaçaient à vélo dans Paris comme les membres d’une tribu d’intrépides guerriers. C’étaient surtout des hommes en tenue de combat, avec casque, chaîne antivol, brassards et gilet réfléchissants. Les rares voies cyclables de la ville, partagées avec des bus agressifs ou prises en étau entre des files de féroces automobilistes, étaient surnommées les “couloirs de la mort*”.
Je déteste prendre des risques et j’ai trois enfants. Je vis à Paris depuis dix-sept ans et, jusqu’à cette année, je n’avais jamais enfourché un vélo. Mais depuis peu, quelque chose a changé, qui ne s’explique pas uniquement par la peur d’attraper le Covid dans le métro. Par quelque miracle d’audace urbaine, la capitale est en train de devenir une ville cyclable – même si elle est encore loin d’être un paradis pour les cyclistes.
Certes, d’autres villes, comme Bruxelles et Berlin, ont également fait de gros progrès. Et Paris reste largement à la traîne derrière les vraies capitales européennes du vélo, comme Amsterdam et Copenhague, qui, depuis les années 1970, ne cessent d’améliorer leurs infrastructures pour vélos.
Mais Paris se distingue par la rapidité de sa reconversion. Quand les visiteurs éloignés par la pandémie reviendront enfin, ils découvriront que tout un réseau cyclable sécurisé sillonne désormais la capitale et la relie aux banlieues proches. La rue de Rivoli, cette grande artère qui passe devant le Louvre, a été entièrement interdite aux voitures. Les automobilistes parisiens admettent à présent qu’ils risquent de croiser des vélos, et certains essaient même de ne pas les renverser.
Même les paranos se promènent à vélo
Que s’est-il passé ? Comment cette ville où il semblait suicidaire de faire du vélo est-elle devenue un endroit où même des paranos de mon genre se promènent partout en bicyclette ?
Le mérite en revient en grande partie à Anne Hidalgo, maire de la ville depuis 2014. Peu après son élection, le conseil municipal a adopté un “plan vélo” sur cinq ans destiné à créer des pistes entièrement réservées aux cyclistes et séparées de la circulation routière.
Peu à peu, des chantiers ont investi de grands boulevards pendant des mois. Le préfet de police de Paris [de l’époque, Michel Delpuech] s’est insurgé contre ce projet qui n’était à son sens “pas possible*”. Un lobby pro-vélos de plus en plus puissant dénonçait le retard considérable dans la réalisation du plan vélo, tandis que les défenseurs de la voiture prédisaient pour bientôt “le Tour de France dans Paris tous les jours”.
Le plan d’aménagement a pourtant poursuivi sur sa lancée. “Il est facile de préparer un projet pour mettre des vélos partout, observait Jean-Sébastien Catier, président de l’association Paris en selle. Mais il ne sera réalisé que si le pouvoir politique dit : ‘Oui, très bien, je comprends, mais nous allons le faire de toute façon.’”
Avec le confinement, la prise de conscience de la place accordée aux voitures
Un tournant décisif s’est produit en décembre 2019, lorsqu’une grève nationale des transports en commun a paralysé pendant des mois de nombreuses lignes de bus et de métro. Le plan vélo était loin d’être bouclé, mais il y avait déjà suffisamment de pistes cyclables pour qu’un nombre record de gens se rendent au travail à vélo. Peu après, la municipalité inaugurait des voies cyclables pavées de part et d’autre de l’avenue des Champs-Élysées.
Puis le coronavirus est arrivé et tout le pays a été confiné. La circulation avait pratiquement disparu, et même des gens qui, comme moi, n’y connaissaient rien en urbanisme ont pris conscience de la place considérable que nous avions accordée aux voitures. Ces mêmes rues nous sont alors apparues comme des espaces publics plus propres, plus tranquilles, qui pouvaient accueillir autre chose.
Nous nous sommes aussi rendu compte que la ville est en réalité très petite et, pour l’essentiel, en terrain plat. Paris intra-muros correspond à 7 % de la superficie de Londres et à 13 % de celle de New York. Même les banlieues ne sont pas très loin, moins encore lorsqu’on dispose de vélos électriques. (En 2018, le système de vélos en partage Vélib’ a ajouté à son offre des vélos à assistance électrique et étendu son réseau de stations dans les banlieues.)
150 kilomètres de “coronapistes”
Tandis que, pour des citoyens comme moi, la ville se révélait sous un jour nouveau, une évidence épidémiologique s’imposait aux élus municipaux : lorsque les Parisiens seraient déconfinés, ils ne pourraient tout bonnement pas retourner s’entasser dans les bus et les rames de métro.
Ils ont alors organisé des visioconférences hebdomadaires avec des militants et des équipes techniques pour définir le tracé de nouvelles voies cyclables calquées sur le trajet de trois des lignes de métro les plus fréquentées de la ville, afin que les Parisiens puissent rapidement en assimiler les itinéraires. La région Île-de-France a quant à elle annoncé son soutien financier à un projet d’aménagement de pistes cyclables dans les banlieues baptisé “RER-V”, (Réseau express régional vélo), en référence au réseau ferré desservant l’agglomération parisienne.
Pendant le premier confinement et peu après, des ouvriers ont réalisé près de 150 kilomètres de “coronapistes” provisoires dans Paris et ses environs, matérialisées par de simples marquages au sol et des plots jaunes vissés dans la chaussée. Des voies entièrement réservées aux vélos ont ainsi été déployées en un temps record à l’ouest, vers le quartier d’affaires de la Défense, et au nord, vers la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France.
Les militants qui se battaient depuis des années pour faire adopter leurs projets ont soudain vu apparaître des pistes du jour au lendemain. “On croyait rêver, témoigne Stein van Oosteren, porte-parole du collectif Vélo Île-de-France. En l’espace de dix jours je pense que nous en avons fait plus que nous n’en aurions fait en dix ans.”
Quand, en mai, les Parisiens ont été déconfinés, la peur du virus et les nouveaux itinéraires plus sécurisés ont suscité un nouvel état d’esprit. Le nombre de femmes cyclistes a bondi. Aux heures de pointe, il y avait dans certaines rues plus de vélos que de voitures. Les vélos à assistance électrique permettent d’envisager des déplacements plus longs, si bien que les nouvelles pistes n’étaient plus exclusivement réservées aux bobos parisiens.
Tout n’est pas pour autant poésie
J’ai moi-même acheté un vélo et découvert que ce moyen de locomotion était bien plus qu’une simple solution pratique. J’appréciais l’exercice physique, le fait de ne plus être tout le temps derrière un pare-brise, et je me sentais soudain plus en phase avec le “terroir” parisien. Moi qui depuis seize ans me déplaçais en voiture, en métro ou à pied, j’ai découvert le plaisir unique qu’il y avait franchir la Seine à vélo par une journée ensoleillée.
Je n’étais pas la seule. Les défenseurs du vélo engagent les cyclistes à renouer avec les éléments et avec leurs semblables. (“Vélo est l’anagramme de love”, fait remarquer Didier Tronchet dans sa nouvelle bande dessinnée, Petit Traité de vélosophie [éd. Delcourt, 2020].)
Tout n’est pas pour autant poésie. Il reste encore beaucoup de pistes cyclables dangereuses ou inachevées. Je ne laisserai toujours pas mes enfants aller se promener tout seuls à vélo. Je suis néanmoins convaincue que le réseau continuera de s’améliorer. Il est difficile d’atteindre une masse critique de pistes cyclables, mais après cela “c’est un effet boule de neige”, souligne M. van Oosteren. “À partir du moment où leurs électeurs ont enfourché des vélos, les politiques sont plus disposés à créer de nouvelles pistes cyclables, et c’est précisément ce qui est en train de se passer à Paris. À présent, le maillage s’étend de toutes parts.”
Mme Hidalgo a pérennisé les “coronapistes” et s’engage à rendre Paris “100 % cyclable” avant d’accueillir les Jeux olympiques d’été de 2024 dans le village olympique de Seine-Saint-Denis.
Je suis impatiente d’aller voir ça d’un coup de vélo.