Toussaint Louverture et la révolution haïtienne, grands absents des manuels scolaires français

Toussaint Louverture et la révolution haïtienne, grands absents des manuels scolaires français

Le chef de file de la révolution anti-esclavagiste de la fin du XVIIIe siècle, “représentant ultime de l’esprit des Lumières”, mériterait une place bien plus importante dans l’histoire française de l’esclavage, estime le New Yorker, qui décrypte les raisons de cette absence.

Quelle est la place accordée dans les manuels scolaires français à celui que l’universitaire britannique réputé Sudhir Hazareesingh qualifie, auprès du New Yorker, de “premier super-héros noir de l’ère moderne” ? Quasiment aucune car, selon le magazine, “la France n’a pas considéré que lui et son combat étaient des éléments indispensables de son récit national”. Or, qu’a accompli, au cours du XVIIIe siècle, l’Haïtien Toussaint Louverture, “né esclave dans une plantation de cannes à sucre de Saint-Domingue” au début des années 1740 ? Trois fois rien, détaille le New Yorker. À part “mener une révolution” qui a fini par “forcer la France à abolir l’esclavage en 1794”. Et, dans le détail :

Il a unifié les populations noires et métisses de l’île sous son commandement militaire, défait successivement trois commissaires français, battu les Britanniques, vaincu les Espagnols ; et, en 1801 – bien qu’il ait été blessé 17 fois sur les champs de bataille et qu’il ait perdu la plupart de ses dents de devant lors de l’explosion d’un boulet de canon –, il a écrit une nouvelle Constitution abolitionniste pour Saint-Domingue, affirmant : ‘Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français.’”

Pourtant, “pour le moment, un élève français classique termine son cursus au lycée en entendant très peu parler de tout ceci”. Malgré le fait que le précurseur du panafricanisme du XXe siècle, Marcus Garvey, estimait, selon le New Yorker, que la virtuosité de Louverture “en tant que soldat et homme d’État surpassait celle d’un [Oliver] Cromwell, d’un Napoléon ou d’un [George] Washington”. Malgré “la croyance [du grand écrivain martiniquais] Aimé Césaire [exprimée dans Cahier d’un retour au pays natal], selon qui Haïti était ‘l’endroit où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité’”.

La première république noire

Bien que Toussaint Louverture, résume le magazine américain, ait “incarné les idéaux de la Révolution française et, ensuite, la Révolution haïtienne, qui inspira les mouvements anticolonialistes modernes à travers le monde”.

Pour avoir “peut-être été [avec ses compagnons] l’un des représentants ultimes de l’esprit des Lumières, en poussant plus loin les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité que leurs contemporains européens”, le révolutionnaire a d’abord été durement châtié. D’abord par le Consulat, Napoléon Bonaparte ayant “envoyé 20000 hommes [à Saint-Domingue] pour le renverser et réinstaurer l’esclavage dans les colonies françaises, en 1802”. Fait prisonnier, “Louverture fut déporté en France et mourut en quelques mois dans une prison des montagnes du Jura, en 1803”. Ce qui n’empêcha pas la défaite de l’armée de Bonaparte, qui “perdit davantage de soldats à Saint-Domingue qu’il allait en perdre douze ans plus tard à Waterloo”. Vainqueurs sans leur héros, mais avec son héritage, “les révolutionnaires établirent une nouvelle nation, libre et indépendante : Haïti, la première république noire du monde”.

Un châtiment sur laquelle la France n’est jamais vraiment revenue : s’agissant de la place de Toussaint Louverture dans son histoire, elle est davantage restée, plus de deux cents ans plus tard, sur sa perception bonapartiste du personnage que sur celle des Lumières. Et son absence des manuels scolaires, analyse le New Yorker, permet qu’un “futur politicien [français], ayant fait tous ses devoirs au lycée, envisage l’émancipation [liée à l’abolition de l’esclavage] comme un droit garanti en 1848 par un décret de la IIe République”. Donc comme un droit fondamental noblement instauré par la France elle-même.

Selon l’argumentaire “de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, la Révolution haïtienne a été ‘passée sous silence’ notamment parce qu’elle était ‘impensable, même si elle a réellement existé’ : l’hégémonie blanche a tellement imprégné la vision du monde des Européens et des Américains blancs, qu’ils ont été incapables de conceptualiser le triomphe militaire et la naissance politique d’une nation noire. Cette incrédulité, d’une certaine façon, ne s’est jamais dissipée.” En résumé, le déni persistant de l’importance de la figure historique de Louverture révèle l’impossibilité, ou le refus, de concevoir l’abolition de l’esclavage comme le résultat d’un combat mené par les esclaves noirs eux-mêmes plutôt que d’un geste des Blancs. Ou alors, pas pour tout le monde.

Car, rappelle le New Yorker, comme le signalait en 2016 la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, “quand il s’agit de l’esclavage, nous n’enseignons pas la même histoire à tous les enfants de France”. En effet, note le magazine :

L’histoire de la Révolution haïtienne est enseignée dans les lycées de certains départements et territoires d’outre-mer. Dans les lycées professionnels de France métropolitaine, où les étudiants sont plus susceptibles de venir des classes populaires et de familles d’origine immigrée, le programme récemment actualisé reconnaît la Révolution haïtienne comme une ‘extension singulière’ des révolutions française et américaine. Mais elle n’est pas mentionnée dans les programmes des filières générales.”

Les choses ont cependant commencé à évoluer, remarque donc le New Yorker, qui ajoute que “pendant la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron a évoqué la nécessité de se confronter honnêtement à l’histoire, en appelant le colonialisme un ‘crime contre l’humanité’.

Cependant, le magazine doute fortement que ce mouvement se poursuive :

À l’approche de l’élection de 2022, l’extrême droite faisant partie de ses principaux rivaux, [le président] a adopté un ton moins progressiste. Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale, n’a pas l’air particulièrement intéressé par le fait de questionner la façon dont le système éducatif traite la colonisation. [Selon lui, qui était interrogé à propos de la guerre d’Algérie en particulier], en France, on est mieux ‘quand on ne cherche pas toutes les cinq minutes à s’excuser de tout’.”

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