Afin de respecter la diversité des identités, le bar la Mutinerie a instauré un concept encore rare en France : les toilettes non-genrées. Les traditionnels pictogrammes Hommes/Femmes ont laissé place à une distinction plus originale.
“Excusez-moi mademoiselle, mais ce sont des toilettes pour hommes”. C’est ce genre de remarque qui, d’habitude, fait sortir Lisa et ses camarades de leurs gonds. Attablé·e·s au fond de la salle rouge et noire de la Mutinerie, Lisa, Mathylde, Marta et Tonio découpent les pancartes pour la manifestation contre la loi travail, mercredi 9 mars. Ces quatre jeunes sont parfaitement à l’aise dans ce bar lesbien, trans et féministe de référence dans le Marais, le quartier LGBTQ de Paris, notamment parce qu’illes* ne s’y sentiront jamais agressé·e·s par ce genre de réflexion. “Il y a une vraie sensibilisation ici, explique Mathylde, on ne juge pas sur l’apparence. On ne demande pas à une personne si elle est une femme ou un homme”.
Les toilettes du bar, deux cabines séparées par seulement quatre marches, en sont la traduction concrète. Sur les portes, les pictogrammes représentant un homme et une femme sont absents, ou plutôt remplacés par des personnages mixtes, portant sur un flanc une jupe, et sur l’autre un pantalon. Au-dessus, inscrites à la main, les indications proposent de choisir entre “pipi assis·e” et “pipi debout”, autrement dit entre une cuvette et un urinoir. Chacun·e est ainsi libre d’entrer dans la cabine souhaitée.
“C’est génial !”
L’enthousiasme pragmatique de Lisa est contagieux : “C’est génial ! Je suis trop contente quand je peux passer avec mon pisse-debout devant toutes les filles qui font la queue”. L’équipe du bar a tout prévu : les personnes qui ne posséderaient pas cet urinoir portable peuvent prendre un gobelet mis à disposition. Sur le côté, une affiche montre un schéma explicatif clair : il suffit de se positionner comme une chaise contre le mur, pour se soulager dans le gobelet que l’on vide ensuite dans l’urinoir.
C’est simple. Pourtant la Mutinerie est le seul endroit à Paris qui, à leur connaissance, propose une alternative à la séparation genrée des toilettes, omniprésente dans l’espace public en France. Dans le reste du monde, le mouvement pour des toilettes mixte reste sporadique, mais existe bel et bien. Aux Etats-Unis par exemple, des villes telles que Washington D.C., Seattle, Austin, Philadelphie, West Hollywood et peut-être bientôt San Francisco, exigent que les toilettes individuelles soient neutres.
Des remarques et des regards au quotidien
Cette distinction séculaire ne conduit pas qu’à des situations “incroyables”, comme les énumère ce groupe d’ami·e·s, qui rient par exemple de cet homme attendant son tour, devant trois cabines vides, sous motif qu’elles étaient pour les femmes. “Les toilettes sont quand même le lieu où les trans se font le plus embêter, explique Lisa, beaucoup n’osent encore pas aller dans les toilettes pour femmes”. Tout·e·s donnent des exemples de cette violence symbolique qui passe par les remarques, “ou simplement le regard”. Une agression quotidienne et répétée contre l’identité d’une personne qui, après tout, ne veut qu’aller aux toilettes.
Des portes sans pictogrammes seraient la solution ? Pour Marta, qui étudie l’histoire féministe, cette expérience a déjà fait ses preuves. Lors d’un festival qu’elle organisait en Italie, son pays d’origine, l’équipe a décidé après débat, de ne pas imposer de distinction. “Personne n’est venu me voir, sourit-elle, personne ne s’est plaint”. Ces toilettes “je m’en fout”, comme les appelle Maud-Yeuse Thomas, cofondatrice de l’Observatoire des Transidentités (ODT), existent déjà dans de nombreux lieux publics, à l’instar des transports.
Des réticences subsistent et maintiennent malgré tout cette séparation Homme/Femme sur les portes. “A la base, les toilettes étaient quand même séparées pour éviter les viols” rappelle soudainement Lisa. L’argument invoquant des conditions de sécurité agace le groupe. La conversation s’anime de plus belle : illes* admettent comprendre le malaise des personnes opposées aux toilettes non genrées, mais pas cette peur, trop souvent invoquée selon elleux*, d’une agression des enfants ou des jeunes femmes. Tous s’accordent à dire qu’à l’origine d’un viol se trouve un criminel et non un genre.
“Ce n’est pas anodin”
Les perspectives de voir des toilettes mixtes devenir une norme au-delà des murs de la Mutinerie restent faibles. Cette question divise au sein même de la communauté LGBTQ : les parcours individuels diffèrent et les points de vue avec. “C’est plus compliqué que ça, explique Lisa, moi je connais des homos transphobes. Mais aussi des trans qui ont une vision complètement hétéro-normées”. Une fois leur transition totalement effectuée, des personnes transgenres adoptent le genre souhaitée. Un MtF, c’est à dire une femme assignée homme à la naissance, utilise donc les toilettes prévues pour les femmes, et peut ne plus se soucier d’abolir la distinction genrée. Mais pour certaines personnes, cette binarité est insuffisante : illes* peuvent se sentir à la fois homme et femme. Une joyeuse diversité règne, mais empêche tout consensus.
Beaucoup de personnes transgenres considèrent aussi que le droit à un simple accès aux toilettes ne constitue pas une priorité, quand elles font face quotidiennement à des problématiques telles que l’exclusion sociale par exemple. Inscrire un élément aussi anodin que les toilettes à l’ordre du jour ne serait donc pas d’actualité. Interrogé·e·s sur ce sujet, les quatre étudiants crient à l’unisson : “Mais ce n’est pas anodin !”. “Rien n’est anodin, c’est en disant que c’est anodin qu’on dépolitise” surenchérit Mathylde. Comme ses camarades, elle adhère à la stratégie des petits pas. Karine Espineira, sociologue et également co-fondatrice de l’ODT, partage aussi cet avis :“En agissant sur des faits et des espaces du quotidien on modifie la scène du réel, la scène du social. Les conditions de vie des personnes évoluent, s’améliorent en effet aussi par des ‘petites choses du quotidien’”.
En aparté, Marta explique l’importance d’en discuter : “Comment faire pour que cela se propage dans la sphère publique ? Par le dialogue et en se faisant remarquer dans la presse par exemple”. Pour elle et ses ami·e·s, la Mutinerie est un espace idéal, qu’illes* peuvent s’approprier pour débattre, rencontrer des personnes nouvelles, apprendre de leurs parcours et perspectives. “Ce qu’il faut finalement, c’est de la bienveillance,” conclue Mathylde. Mais comme l’explique Lisa, “les toilettes ne sont qu’une partie du problème”. Ces militant·e·s sont loin d’avoir fini le débat ce soir. Habitué·e·s, Mathylde et Tonio sont sorti·e·s fumer. “Bon courage, souhaitent-illes, quand on commence sur le sujet du genre, on devient accro”.
*Cet article tente de respecter les identités de chacun en employant des pronoms et accords mixtes. “illes” est employé en langage épicène -c’est à dire en langage mixte, ou “égalitaire”– pour dépasser la binarité des pronoms traditionnels ils/elles.
[Photo en Une: les toilettes de la Mutinerie / Marine Giraud]