Un addict au sexe se raconte en manga

Un addict au sexe se raconte en manga

En s’inspirant de son expérience, le Japonais Ryûta Tsushima a dessiné un manga sur la dépendance au sexe. Un sujet délicat à aborder, mais qui résonne avec le sexisme qui imprègne encore fortement la société nippone.

Le héros, Ryûta Tsushima, multiplie les rapports sexuels avec de nombreuses partenaires. Lorsque sa compagne, qui soupçonne ses infidélités, le frappe à coups de marteau, il finit par aller consulter. Le médecin évoque alors un soupçon de “dépendance au sexe”. Ryûta fait face, examine sa vie et progresse vers la guérison.

Telle est l’intrigue du manga Je suis devenu dépendant au sexe [non traduit en français]. La publication de sa version finale par la maison d’édition spécialisée Shueisha, commencée en mars dernier dans le magazine de manga pour les jeunes Grand Jump, s’est poursuivie dans le bimensuel Grand Jump Mecha. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction, elle est fondée sur l’expérience de l’auteur, Ryûta Tsushima, 43 ans. Depuis la vingtaine, il avait des relations sexuelles avec de nombreuses femmes rencontrées sur Internet. “Je fonctionnais à l’adrénaline. J’avais peur de renoncer au sexe”, commente-t-il.

Une spirale infernale qui le laissait dégoûté

Ryûta Tsushima prenait très au sérieux son rôle d’assistant d’un mangaka – il lui arrivait de dormir au bureau plusieurs jours d’affilée et les nuits blanches étaient monnaie courante. Malgré la qualité de son travail, il n’en tirait aucune considération, et les éditeurs qui se répandaient en courbettes devant le mangaka étaient odieux avec lui. Entre la peur de ne pas arriver à se faire un nom dans le milieu et la faiblesse de son salaire, il avait beau partager les frais du quotidien avec sa compagne, c’était comme vivre à ses crochets. Il avait perdu toute confiance en lui. La seule chose qui lui permettait de tenir, c’était le sexe ; il s’est laissé prendre dans une spirale infernale qui le laissait dégoûté de lui-même après chaque rapport, mais incapable d’y renoncer.

Il y a quelques années, sa compagne l’a frappé à coups de marteau, le laissant incapable de se nourrir pendant plusieurs jours, exactement comme il l’a dessiné dans son manga. Victime d’hallucinations – il croyait voir les gens autour de lui avoir des rapports sexuels en public –, il a consulté un psychiatre. Diagnostic : une forte suspicion de dépendance sexuelle, notamment une impossibilité à contrôler ses pulsions. Sur les conseils de son médecin, il participe alors à un groupe de parole où chacun vient partager ses problèmes en matière de sexe. Certains sont des délinquants sexuels, d’autres ne peuvent s’empêcher de se prostituer. Au début, il les considère “différents de lui”, mais à force de les entendre s’exprimer franchement, il réussit à affronter ses problèmes.

“Un manga peut aider les gens”

Il se rend compte qu’il cherche à dominer les femmes par le sexe. Une volonté de domination qui vient de sa faible estime pour lui-même, comprend-il. Il réussit également à confier que, dans sa tendre enfance, il a été abusé sexuellement par son père alcoolique. “Se plaindre et pleurer sont des passages obligés pour se soigner. Quand j’avouais que j’avais ces problèmes sexuels, souvent, on considérait que c’était normal puisque je suis un homme, et on ne m’écoutait pas sérieusement. C’est important de pouvoir parler franchement”, explique Ryûta Tsushima. Il décide ainsi de mettre en dessins sa propre expérience afin de mieux faire connaître ce trouble. Intitulé Je suis devenu dépendant au sexe, ce manga paraît tout d’abord en feuilleton, d’avril 2018 à février 2020, sur le site Weekly Playboy News de l’éditeur Shueisha.

Alors qu’il pensait récolter surtout des critiques de gens l’accusant de se cacher derrière la maladie, des fans lui ont aussi écrit pour lui dire que, grâce à lui, ils avaient entrepris une thérapie. “C’est un bonheur de voir que les mangas peuvent aider les gens. Cela me donne des forces. Savoir que je suis utile répare ma confiance en moi.” Plus tard, au vu des réactions et à la demande de l’auteur lui-même, le manga a été révisé et publié dans une “version finale”. La psychologie du héros est plus finement dépeinte dans cette version [qui a paru] sous forme de livre au mois de décembre.

Un trouble de mieux en mieux reconnu

“J’ai dessiné ce manga pour celui que j’étais avant, celui qui se perdait dans le sexe. J’aimerais qu’il soit lu pour le plaisir, et qu’en même temps il permette de mieux faire connaître la dépendance au sexe”, explique Ryûta Tsushima. En parlant de sexe sans tabou, il espère également offrir aux lecteurs l’occasion d’affronter leurs problèmes d’ordre sexuel, de chercher à y remédier, mais aussi de surmonter les valeurs sexistes qui sous-tendent les relations entre hommes et femmes. Il ajoute :

Pour qu’il n’y ait plus de victimes de violences sexuelles, il faut éviter de créer des bourreaux. J’aimerais que les hommes qui ont une vision déformée du sexe lisent mon manga, de façon préventive.”

Les comportements sexuels problématiques touchent les hommes comme les femmes. Mais faute d’une définition claire du terme de “dépendance au sexe”, les avis divergent parmi les spécialistes quant à savoir si la qualification d’addiction convient ou non à ce phénomène. Lors de son assemblée générale de 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ajouté à sa Classification internationale des maladies (ICD-11) le terme “comportements sexuels compulsifs” pour désigner la difficulté à maîtriser des pulsions avec des répercussions sur la vie quotidienne. Ce trouble est donc de mieux en mieux reconnu au niveau mondial.

Des discriminations inscrites dans les valeurs de la société

Akiyoshi Saitô a supervisé le manga de Ryûta Tsushima. Assistant social en psychiatrie et travailleur social, il est impliqué depuis quinze ans dans un programme de prévention de la récidive des agressions sexuelles (exhibition, photos volées, pédocriminalité, etc.) au sein de la clinique Enomoto dans l’arrondissement de Toshima, à Tokyo. D’après lui, il existe deux grandes catégories de dépendances au sexe. La première, qui consiste à multiplier les rapports à risques avec un grand nombre de partenaires ou, par exemple, à accumuler les dettes à force de relations tarifées, n’est pas pénalement répréhensible. La seconde, en revanche, concerne des actes criminels comme les faits d’exhibition, de prise de photos volées ou de pédocriminalité.

Ces comportements, explique-t-il, constituent généralement une tentative d’éliminer des souffrances psychologiques – stress de la vie quotidienne, sentiment de rejet de soi-même… – ou bien d’assouvir un besoin de domination ou de satisfaction. Par ailleurs, les frotteurs du métro, exhibitionnistes et autres voleurs de clichés intimes sont peu nombreux à déclarer avoir commis ces délits sous l’influence de pulsions sexuelles incontrôlables.

“Parmi eux, nombreux sont ceux qui se considèrent supérieurs aux femmes, qui ont des valeurs machistes. Envisager les violences sexuelles uniquement sous l’angle des pulsions sexuelles débouche parfois sur une vision erronée de la nature de ces violences. Il est nécessaire de travailler également sur les discriminations qui sont inscrites dans les valeurs de la société japonaise”, souligne Takayuki Harada, professeur à l’université de Tsukuba et spécialiste de la psychologie des criminels. Il a participé à la mise en place d’un programme de prévention dans le milieu carcéral de la récidive des agressions sexuelles. Les causes de la dépendance au sexe ne peuvent être généralisées, souligne-t-il. La personnalité de chacun, son environnement, sa résistance au stress, par exemple, sont autant de facteurs étroitement interdépendants.

Il note également que la difficulté à soigner ces troubles tient souvent à ce que la répétition des actes, vécue comme une façon de se décharger de son stress ou de satisfaire son besoin de domination, en vient à jouer un rôle important pour la personne. “C’est un piège dans lequel tombent aisément les individus qui disposent de peu de moyens pour se remonter le moral quand ils vont mal. Une fois soignés, il faut qu’ils disposent de davantage de choix en réfléchissant à la vie qu’ils veulent mener, en s’interrogeant sur leur avenir”, explique-t-il.

Le faible nombre d’établissements où se faire soigner, au niveau national, est problématique, juge Takayuki Harada :

Le secteur médical doit se débarrasser de ses préjugés et considérer qu’il est de son devoir de prodiguer ce type de soins. Il est important de travailler à ce que les agresseurs ne fassent pas de nouvelles victimes.”

Kayoko SEKIGUCHI

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