Uber : les nouveaux droits des chauffeurs au Royaume-Uni ouvrent-ils la voie ?

Uber : les nouveaux droits des chauffeurs au Royaume-Uni ouvrent-ils la voie ?

Grande première : la plateforme phare de la gig economy a requalifié ses 70 000 conducteurs britanniques en “travailleurs” salariés, leur conférant revenu minimum et congés payés. La souplesse des emplois à la carte est-elle menacée ? La portée du changement pourrait bien ne pas être universelle.

La fameuse gig economy, celle des petits boulots précaires dits “à la tâche”, rentrerait-elle dans le rang en accordant des droits à ses travailleurs ? C’est bien “la première fois qu’Uber accepte de requalifier le statut de ses chauffeurs”, note le New York Times. Le mardi 16 mars, Uber, en réponse à la Cour suprême britannique, qui lui avait demandé en février “plus de protection” pour ses chauffeurs, a annoncé que ses 70 000 conducteurs devenaient des “travailleurs” bénéficiant du salaire minimum, d’une cotisation de retraite et de congés payés. La presse internationale, partagée, reste prudente sur la portée du changement.

Certes, reconnaît The Economist, “il semble qu’une combinaison de pouvoir judiciaire et de marché puisse améliorer les conditions [de travail] dans l’économie des petits boulots”. D’autant que les propositions d’Uber “vont au-delà de ce que de nombreux syndicalistes attendaient”.

La décision d’Uber “est une victoire importante – même si elle reste partielle – dans la bataille pour garantir plus de droits à ceux qui gagnent leur vie dans la gig economy”, juge le Financial Times. Et elle pourrait même “balayer le reste de l’économie dite ‘des petits boulots’”, avance The Times. “Les entreprises de livraison de repas comme Deliveroo sont aussi sous la pression des syndicats.” Il y a d’autant plus urgence, précise le quotidien britannique, que “le confinement a accéléré la croissance de l’emploi occasionnel, qui n’est ni occasionnel ni facile et implique d’être constamment surveillé et contrôlé par des applications”.

Le début de la fin

Le risque existe que cette normalisation étouffe le dynamisme de ces “nouveaux modèles de travail” qui ont “offert des choix et stimulé l’emploi en facilitant l’embauche”, poursuit le quotidien conservateur. C’est ce même “péril” que pointe du doigt The Telegraph, pour qui la décision de la Cour suprême marquerait “le début de la fin de l’économie des petits boulots”. On y verrait sans doute du progrès social. “Les chauffeurs Uber pourront bénéficier de congés payés mais ils auront probablement moins de [liberté dans le] choix” de leurs horaires.

Le changement proposé par Uber, “facilité par la réglementation du travail britannique”, relève le New York Times, est encore loin de prévaloir dans le monde entier. La qualification de “travailleur” n’accorde pas “toutes les protections de la catégorie ‘employé’ à part entière, qui comprend, entre autres avantages, les congés paternité et maternité et l’indemnité de licenciement”, précise le quotidien américain. Veena Dubal, professeure à l’école de droit Hastings de l’université de Californie et spécialiste de la gig economy, reconnaît que les concessions d’Uber sont d’importance. Cependant, dit-elle :

Cela ouvre des perspectives aux avocats du travail et aux syndicats pour obtenir la garantie du paiement intégral des heures de travail, mais là encore ils devront batailler.”

De fait, “Uber va devoir faire face à de nouvelles poursuites”, les syndicats au Royaume-Uni jugeant les avancées insuffisantes, explique The Guardian. Les représentants des chauffeurs constatent que l’entreprise n’a pas pris en compte la décision de la Cour suprême “selon laquelle le temps de travail doit être calculé à partir du moment où ils se connectent à l’application pour travailler jusqu’à leur déconnexion”. Au lieu de quoi, la plateforme estime que le “temps de travail commence à partir du moment où une course est acceptée par un chauffeur, une décision qui, selon les conducteurs, réduit leurs revenus potentiels jusqu’à 50 %”.

James Farrar, le représentant syndical qui avait porté l’affaire en justice, estime qu’Uber pousse les gens à “de nouvelles revendications” et que la règle du temps de travail devrait être “soumise aux tribunaux à l’avenir”.

“Je suis le premier à reconnaître que nous avons eu du mal à identifier les solutions qui fonctionnent pour Uber et pour ceux qui gagnent leur vie sur notre plateforme”, écrit le PDG d’Uber, Dara Khosrowshahi, dans une tribune publiée au lendemain de l’annonce par l’Evening Standard. Mais “ce qui a du sens pour le Royaume-Uni peut ne pas en avoir pour la Pologne, le Paraguay ou la Pennsylvanie. L’avenir du travail est un sujet trop important pour avoir une solution universelle”, ajoute-t-il. Il n’oublie pas de faire un appel du pied aux autres acteurs du secteur :

J’espère que nos concurrents, engagés dans leurs propres batailles juridiques, repenseront leur approche et se joindront à nous pour franchir cette étape.”

Jonny Goldstone, PDG de Green Tomato Cars, juge Uber “incroyablement cynique”, la plupart de ses chauffeurs gagnant déjà plus que le salaire minimum légal. D’autres compagnies de transport avec chauffeur vont être soumises à des pressions pour accorder plus de droits à leurs travailleurs, avance le quotidien progressiste. Ce qui pourrait aussi conduire à une hausse des tarifs.

Fragilité du modèle

Souplesse du travail contre protection des travailleurs, l’opposition a-t-elle encore du sens ? Le New York Times rappelle que le modèle économique de la gig economy, encore “fragile”, “dépend de la réduction des coûts de main-d’œuvre permise par le recours à un réseau étendu de travailleurs définis comme indépendants”. Même si ces services, qui ont tout changé dans nos modes de transport et de consommation, “sont évalués en milliards de dollars par les investisseurs, ils ont du mal à réaliser des bénéfices : en 2020, Uber a déclaré une perte nette de 6,8 milliards de dollars”.

Le groupe a en tout cas fait ses comptes : régulariser ses 70 000 chauffeurs au Royaume-Uni ne change rien à ses perspectives financières pour 2021. C’est ce qu’il affirme dans un document déposé le 16 mars à l’autorité américaine de contrôle des marchés, rapporte le Financial Times.

La décision de la Cour suprême britannique et la réponse d’Uber “feront pression sur les autres entreprises qui comptent sur une main-d’œuvre indépendante”, juge le quotidien économique. La seule certitude, c’est le prolongement des “arguties juridiques à venir pour déterminer l’étendue des droits des travailleurs – y compris en ce qui concerne l’offre d’Uber”.

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