Les géants pharmaceutiques ont perdu la course aux vaccins

Les géants pharmaceutiques ont perdu la course aux vaccins

Les laboratoires GlaxoSmithKline, Merck et Sanofi sont à la traîne par rapport aux petits Moderna et BioNTech. Faute de vision stratégique, ils n’ont pas su saisir les bénéfices à tirer des besoins mondiaux en santé publique.

Si les entreprises en lice pour la mise au point d’un vaccin contre le Covid-19 ont franchi la ligne d’arrivée en un temps record, les trois plus gros fabricants de vaccins au monde sont à la traîne.

GlaxoSmithKline (GSK), Merck et Sanofi en sont désormais réduits à courir après Moderna et BioNTech. Ces parvenus ont fait la preuve de leur maîtrise de nouvelles techniques qui vont définir l’industrie pharmaceutique pour les années à venir. L’américain Merck a récemment renoncé à développer un vaccin [contre le Covid-19]. Le français Sanofi et le britannique GSK, qui collaborent à la mise au point d’un vaccin, doivent mener un nouvel essai clinique [de phase 2], à la suite d’une erreur de dosage [une concentration insuffisante d’antigène].

Pour Zain Rizvi, spécialiste des questions relatives à l’accès aux médicaments au sein de l’association [américaine] de défense des consommateurs Public Citizen, “l’extrême rareté” des vaccins dans le monde s’explique directement par le fait que ces grands groupes pharmaceutiques sont “portés disparus”.

Un marché bouleversé en 2021

Déjà, le marché se présente bien différemment cette année – et, avec l’apparition de variants du coronavirus qui nécessitent une piqûre de rappel [afin de booster la réponse immunitaire], certains changements pourraient perdurer. En 2020, GSK, Sanofi, Merck et Pfizer dominaient le secteur avec des produits contre la grippe, la pneumonie, le papillomavirus et le zona. De tous ces leaders, l’américain Pfizer est aujourd’hui le seul à proposer un vaccin efficace contre le Covid-19, développé avec l’allemand BioNTech.

Cette année, prédit le site d’analyse scientifique Airfinity, le chiffre d’affaires réalisé par Pfizer avec les vaccins devrait tripler grâce à celui contre le Covid-19, tandis que les ventes de vaccins de [la société de biotechnologies américaine] Novavax et de Moderna dépasseront celles de Merck, GSK et Sanofi.

[L’anglo-suédois] AstraZeneca et [l’américain] Johnson & Johnson ont beau proposer un produit moins cher, leurs ventes devraient en 2021 être supérieures à celles de certains géants en 2020. Les cours de la Bourse traduisent ce changement spectaculaire. Depuis le début de l’année dernière, le prix de l’action Novavax a augmenté de plus de 6 400 %, celui de Moderna de plus de 850 % et celui de BioNTech de plus de 190 %. Les actions GSK, Merck et Sanofi ont baissé de 13 à 30 %.

C’est en faisant appel à la technique nouvelle s’appuyant sur l’ARN messager – qui ordonne à l’organisme de fabriquer une partie du virus pour provoquer une réaction immunitaire – que Pfizer-BioNTech et Moderna ont fait voler en éclats la chronologie conventionnelle et pu produire des vaccins prêts à être testés en quelques semaines.

Le succès était cependant loin d’être garanti : aucun vaccin à ARN messager n’avait jamais été approuvé avant la pandémie. En mai, Ken Frazier, le PDG de Merck, déclarait qu’il était “très présomptueux” de prétendre produire un nouveau vaccin en douze à dix-huit mois. Moins d’un an plus tard, les vaccins à ARN messager semblent cependant bien partis pour changer définitivement la donne.

Pour les intrus, la crise a été une belle occasion. Ils avaient beaucoup à gagner et ont donc fortement poussé pour obtenir l’homologation et le soutien financier des États, explique Peter Hotez, spécialiste des vaccins au Baylor College of Medicine [à Houston]. “Ceux qui se sont précipités ne sont pas les géants du vaccin. Ce sont les entreprises qui souhaitaient accélérer le développement de leur technologie.” Grâce à la pandémie, les premiers vaccins à ARN messager ont été approuvés avec trois ou quatre ans d’avance sur ce que prévoyait Moderna.

La crise sanitaire a également accéléré les programmes d’AstraZeneca, qui ne proposait jusque-là qu’une version de vaccin antigrippal à inhaler, et de Johnson & Johnson, entré sur le marché par l’acquisition de son partenaire néerlandais Crucell en 2011.

Six mois de retard

Les trois leaders ont préféré donner la priorité à leurs méthodes éprouvées. Merck s’est principalement inspiré de son vaccin contre Ebola et d’un candidat mis au point par une entreprise autrichienne de biotechnologies [Themis Bioscience], qu’il a achetée l’année dernière. Il a cependant renoncé après de premiers résultats décevants. Le vaccin Sanofi-GSK a pris six mois de retard, car les participants aux essais cliniques ont reçu par erreur une dose moins concentrée, si bien que la réaction immunitaire était faible chez les personnes âgées.

Après ces mauvais résultats, estime Soren Christiansen, ancien directeur du développement des vaccins de Merck et actuel PDG de Sharps Technology [qui produit des seringues], le laboratoire a dû conclure qu’il “avait raté le coche”, et que les vaccins à ARN messager allaient probablement devenir “un marché très concurrentiel”. Il dit :

C’est une question de choix : veut-on prendre le risque de consacrer des ressources, de l’argent et du personnel à quelque chose comme le Covid-19 ?”

Avant la pandémie, Pfizer et Sanofi avaient l’un et l’autre tâté le terrain des vaccins à ARN messager par le biais de partenariats. BioNTech, partenaire de Pfizer, était cependant bien plus avancé que Translate Bio, partenaire américain de Sanofi qui n’avait pas encore testé sa méthode pour introduire l’ARN messager dans l’organisme humain.

Quand le Covid-19 est survenu, Sanofi a commencé par faire appel à la technique éprouvée pour son vaccin contre la grippe – à base de protéine recombinante –, même s’il faut plus de temps pour faire décoller ce type de programme. Les tests sur l’homme n’ont donc pas commencé avant septembre [2020]. En parallèle, en mars [2020], il annonçait qu’il travaillerait avec Translate Bio sur un vaccin à ARN messager.

Plutôt que développer son propre vaccin à partir de zéro, GSK a, de son côté, décidé de proposer son adjuvant – un ingrédient qu’on ajoute à certains vaccins pour augmenter la réaction immunitaire – à plusieurs producteurs, dont Sanofi. Cette décision en a surpris plus d’un : GSK semblait un partenaire évident pour Oxford. C’est finalement avec AstraZeneca que l’université a travaillé. Dan Mahony, responsable de la branche santé de la société de gestion Polar Capital, trouve “un peu bizarre” que ce ne soit pas GSK, le plus grand producteur de vaccins du Royaume-Uni, qui ait contribué à la création d’un vaccin britannique [contre le Covid-19].

Imprévisible

Thomas Breuer, directeur médical de GSK Vaccines, explique que la société a donné la priorité à l’adjuvant, embauchant plusieurs centaines de personnes pour en augmenter la production, car elle estimait que c’était “la plus grande contribution” qu’elle pouvait faire à la lutte contre le Covid-19. Ce produit est utilisé par la société de biotechnologie canadienne Medicago, qui s’apprête à entrer dans la phase 3 de l’essai clinique, et par Sanofi. Le retard pris par Sanofi est, selon Thomas Breuer, “décevant et malheureux, mais la science est imprévisible dans les premières phases”. Il juge malgré tout les premiers résultats “prometteurs”.

Si GSK, Merck et Sanofi ne se sont pas consacrés entièrement à la recherche liée au Covid-19, disent certains observateurs, c’était peut-être pour ne pas se détourner de leur activité principale. Des épidémies précédentes comme celles de Sras [syndrome respiratoire aigu sévère] et de Mers [syndrome respiratoire du Moyen-Orient] se sont terminées avant qu’un vaccin soit prêt, voire avant que les groupes pharmaceutiques aient pu achever les essais.

Pour Zain Rizvi, de Public Citizen :

L’incapacité de trois des plus grands producteurs de vaccins au monde à prendre cette crise au sérieux et à réagir en appelant tout le monde sur le pont montre bien que le modèle économique de l’industrie pharmaceutique échoue à donner la priorité aux besoins en santé publique.”

Selon Peter Hotez, de Houston, ce pourrait être un cas exemplaire de “chat échaudé craint l’eau froide”. Sanofi a travaillé plus de dix ans sur un vaccin contre la dengue, en vain – il ne faisait qu’augmenter le risque de contracter la maladie chez certains enfants. GSK a trouvé le premier vaccin contre le paludisme, mais cela lui a pris trente ans. Le vaccin contre Ebola de Merck a été un “triomphe humanitaire”, mais il n’a pas rapporté d’argent.

Le vaccin, une activité “pas sexy”

Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, le secteur des vaccins était “à l’arrière-plan”, constate Dan Mahony, de Polar Capital. De nouveaux produits à forte croissance, par exemple le Gardasil de Merck contre le papillomavirus et le Shingrix de GSK contre le zona, ont permis de “sortir des sentiers battus” mais pas assez pour inciter les sociétés à injecter de l’argent dans le développement. Dan Mahony soupçonne les laboratoires pharmaceutiques, quand ils ont réduit la voilure il y a dix ans, d’avoir supprimé les projets de vaccins qui en étaient aux stades préliminaires. Ils ont préféré investir dans des médicaments contre le cancer et des maladies rares qui se vendent très bien et pour lesquels les progrès techniques alimentent la demande et garantissent des prix élevés.

Il y a un an, les vaccins étaient encore considérés comme une “bonne activité, stable” mais “pas sexy”, résume Laura Sutcliffe, analyste de la banque UBS. “Tout a changé aujourd’hui. Les investisseurs s’y intéressent davantage.” Pour Jo Walton, de Crédit Suisse, les opérateurs historiques avaient pu dominer le marché parce que ce sont “des entreprises énormes, sur des marchés protégés par de grandes barrières à l’entrée. Ces laboratoires coûtent très très cher à construire.” Mais leur réseau de distribution, l’un de leurs grands avantages en général sur ce marché, ne les a pas favorisés pendant la pandémie, la logistique étant largement prise en charge par les États.

L’ARN messager contre la grippe

Si Moderna et BioNTech espèrent exploiter leur réussite actuelle pour pénétrer d’autres marchés du vaccin, les acteurs traditionnels s’intéressent désormais à l’ARN messager. Sanofi a étendu en juin son partenariat avec Translate Bio, avec lequel il travaille depuis 2018, de façon à étudier des vaccins à ARN messager pour toutes les maladies infectieuses. Le tandem compte commencer à tester un vaccin contre le Covid-19 au premier trimestre et un autre, contre la grippe, dans le courant de l’année. Selon Ron Renaud, PDG de Translate Bio, le Covid-19 donne à Sanofi un “avant-goût” de l’utilité de l’ARN messager contre la grippe, un marché sur lequel l’industriel français est leader et qui lui rapporte 2,5 milliards d’euros par an.

Quant à GSK, il a annoncé début février qu’il élargissait sa collaboration avec CureVac au vaccin à ARN messager contre le Covid-19 de cette société de biotechnologie allemande. Le laboratoire britannique contribuera à sa production, et le tandem travaillera à la mise au point d’un vaccin visant plusieurs souches du virus en même temps, qui devrait arriver en 2022.

Thomas Breuer espère que GSK rattrapera rapidement son retard. “Au début de la pandémie, l’efficacité de l’ARN messager n’était pas démontrée, et, contrairement à certains acteurs spécialisés, la plateforme de GSK consacrée à cette technologie n’était pas prête à se lancer immédiatement, raconte-t-il. Quand les variants ont commencé à faire leur apparition, et que certains vaccins existants se sont révélés moins efficaces, nous nous sommes dit que GSK pouvait jouer un rôle de premier plan dans le développement de la nouvelle génération de vaccins.”

Hannah Kuchler et Leila Abboud

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